Destins brisés au nord du Cameroun
© MSF/Pierre-Yves Bernard
Cameroun9 min
Le conflit qui a débuté au nord-est du Nigéria il y a 10 ans s’est aujourd’hui étendu à l’ensemble de la région du bassin du lac Tchad. Loin des feux médiatiques, les populations de l’Extrême-Nord du Cameroun continuent de subir quotidiennement les violences provenant des différentes parties en conflit, dans une région déjà pauvre et soumise aux aléas d’un climat semi-aride.
« Ils sont arrivés et ont brulé 56 maisons. Les bœufs, les poulets, les chèvres : on a estimé que plus de 600 animaux ont été abattus. On a laissé notre nourriture, tout est parti en fumée. Cela s’est soldé par deux morts. On a vu que c’était impossible de rester. C’est comme ça qu’on est venu à Kourgui ».
Manuel* est l’un des 42 relais communautaire qui travaillent avec Médecins Sans Frontières (MSF) pour apporter des soins de base aux populations des régions frontalières difficilement accessibles et marquées par l’insécurité, entre l’Extrême-Nord du Cameroun et le Nigéria voisin. Il y a un peu plus d’un mois, il a vu plus de 2 500 habitants de son village fuir suite à une attaque d’hommes armés. « Cela a été difficile pour nous du car c’était en pleine saison des pluies. Avec nos moyens, les vélos, les pousse-pousse, on a pu fuir mais pour rester où ? Au début, on est resté dehors. Ceux qui ont un peu les moyens ont cherché des bâches au marché pour se couvrir, d’autres ont été accueillis par la population pour leur donner des abris ». Ce jour-là, sept blessés sont arrivés à l’hôpital de Mora. « Par la suite, une organisation humanitaire est venue, mais cela n’a pas permis de couvrir tous les besoins », ajoute-t-il.
Une menace omniprésente de violence
Loin des feux médiatiques, le conflit qui fait rage dans la région du lac Tchad entre les forces militaires de la région et les groupes armés non étatiques continue, jour après jour, de briser les destins des habitants de la région. « Les attaques et déplacements de population n’ont plus l’ampleur qu’ils avaient de 2014 à 2016, mais l’insécurité demeure permanente, ceci dans une région qui figure déjà parmi les plus pauvres du pays », constate Katrien Gedopt, cheffe de mission MSF. Ainsi, en août 2019, l’OIM dénombrait toujours plus de 270 000 déplacés internes et plus de 100 000 réfugiés nigérians dans l’Extrême-Nord du Cameroun et près de 80% d’entre eux n’avaient aucune intention de retour dans leur lieu de provenance, évoquant avant tout le manque de sécurité .
La plupart des déplacés du village de Manuel préfèrent d’ailleurs effectuer presque quotidiennement deux heures de trajet pour travailler leurs champs la journée et deux heures le soir pour revenir près de Mora, chef-lieu de la région, plutôt que de se réinstaller dans leur village. « Même aller aux champs, c’est dangereux. Si tu pars un peu loin du village, on peut t'enlever en plein jour. Nous y allons toujours en groupe et il y a des limites que nous ne traversons pas. Il y a beaucoup de champs abandonnés, parce qu’on ne peut pas y accéder », explique encore Manuel.
A l’Hôpital régional de Maroua, à 60 km au sud, où MSF appuie le Ministère de la Santé pour la prise en charge des cas chirurgicaux, Josua, jambe dans le plâtre et pansement sur l’épaule, a justement été surpris il y a quelques semaines, alors qu’il allait travailler aux champs, dans la même région. « Nous avons fui en zigzagant à travers la brousse pour éviter les buissons. Ils ont tiré sur mon ami Eba qui est mort sur le coup. Je suis tombé et ils m’ont attrapé. Ils m’ont tiré sur l’épaule et dans la jambe. Ils ont cru que j’étais mort et ils m’ont laissé », raconte-t-il. Depuis début 2019, 73 blessés de guerre sont parvenus dans les seules structures soutenues par MSF et ce chiffre ne tient pas compte de toutes les personnes affectées sans avoir été directement blessées.
Assurer le minimum vital
Dans ce contexte d’insécurité, la question des moyens de subsistance se pose pour les autochtones comme pour les déplacés, dans une région déjà pauvre et soumise aux aléas d’un climat semi-aride. Yassoua Abba, déplacée depuis 3 ans à Kourgui, tout proche de Mora, témoigne : « Je suis venue m’adapter à une nouvelle vie où il faut payer la maison, le bois et même l’eau, ce que je ne faisais pas dans mon village. Pour survivre, je travaille dans les champs des gens et j’effectue des travaux ménagers, je gagne 400 par jour ( 0.70 dollar US ), mais cela ne me permet pas de nourrir ma famille convenablement. Normalement, il faut manger trois fois par jour mais chez moi, on mange une fois par jour parce que les moyens sont insuffisants ». Sans nouvelles de son mari depuis qu’elle a dû fuir son village, elle s’occupe de ses six enfants, dont l’un a été pris en charge par MSF pour malnutrition aigüe. « Je ne peux pas subvenir à mes besoins, car à cause de l’insécurité, l’accès aux champs est limité », constate quant à elle Jacqueline, habitante de Kourgui et mère de 5 enfants. L’un d’eux a également été pris en charge par MSF pour malnutrition aigüe, deux pour paludisme grave et un autre pour la fièvre typhoïde.
S’ajoutent à cela des structures de santé qui ne fonctionnent plus ou partiellement, poussant certains habitants à parcourir de longues distances pour accéder aux soins ou à y renoncer, ainsi que des conditions de vie précaires qui impactent l’état de santé de la population. « Les maisons sont mal isolées, les habitants n’ont pas de moustiquaires, et parfois ils décident de dormir en brousse, de peur d’être victimes d’attaques dans la nuit, ce qui les expose davantage aux maladies comme le paludisme, particulièrement en saison des pluies. L’accès à l’eau potable est également compliqué dans toute la région, ce qui se reflète dans des taux élevés de diarrhée notamment chez les enfants », explique Traore Nanamoudou, responsable médical terrain pour MSF à Mora. Christian*, relais communautaire pour MSF dans la région, confirme : « Les habitants qui ne sont pas en centre-ville n’ont pas l’eau courante et même les puits sont déjà abimés. Il y a les gens qui défèquent à l’air libre, le cours d’eau transfère tout cela et les enfants ont la diarrhée, parce qu’ils boivent l’eau du cours d’eau… »
Déambulant d’une personne à l’autre dans la cour de l’hôpital de Maroua, adoptée par l’ensemble de son personnel, Oumi, petite fille de bientôt 3 ans dont le sourire ne laisse rien transparaître, est devenue malgré elle le symbole de ces destins brisés. Il y a plus d’un an, sa maman était blessée à la colonne vertébrale, prise dans des tirs croisés alors qu’elle tentait de fuir son village situé en pleine zone rouge, au nord-est du Nigéria, pour se réfugier côté camerounais. « Elle est gravement blessée, la balle a brisé son dos », raconte Mohammed, son mari. Depuis, elle demeure alitée, paralysée des deux jambes. Malgré les soins prodigués par MSF, elle n’a pas pu retrouver un semblant de vie normale à ce jour, forçant son mari à transformer l’hôpital en sa nouvelle demeure. « Je n’ai rien, aucun argent, je m’occupe de ma fille qui est encore très petite et de sa maman, et il y a personne pour m’aider. Je ne peux aller nulle part, je ne fais que penser à elles, il y a des moments où je n’arrive même pas à dormir parce que je pense tout le temps », témoigne-t-il.
Pendant les quatre dernières années, MSF a apporté son assistance aux réfugiés et aux personnes déplacées par le conflit dans la région du lac Tchad, ainsi qu’aux communautés d’accueil rendues vulnérables par la situation d’insécurité, notamment au Cameroun. Depuis 2015, plus de 400 000 consultations générales et plus de 17 000 interventions chirurgicales ont été réalisées.
*Prénom d’emprunt
MSF est présente au Cameroun depuis 1984.
Dans l’extrême Nord du pays, en réponse au conflit du Lac Tchad, nos équipes interviennent aujourd’hui à l’hôpital de Maroua, capitale régionale, et prennent en charge les blessés de guerre graves, en leurs fournissant des soins chirurgicaux et un appui psychologique.
A Mora et Kourgui, localités proches de la frontière nigériane, MSF offre des soins psychologiques, pédiatriques ainsi que pour les enfants malnutris, en appui au Ministère de la Santé. Depuis mai 2019, 42 membres de la communauté ont également été formés à la prise en charge et/ou l’identification des cas simples des maladies les plus fréquentes chez les enfants (paludisme, diarrhée, infections respiratoires, malnutrition). Ceux-ci travaillent directement dans les villages situés dans la zone frontière, où l’accès aux soins est difficile en raison de l’insécurité ou de l’état des routes, et réfèrent les cas graves vers les centres de santé ou les hôpitaux.
En 2019, MSF a réalisé près de 80'000 consultations générales, plus de 3500 interventions chirurgicales et près de 4000 consultations psychologiques. Près de 1800 enfants ont été traités pour malnutrition, plus de 16’000 pour paludisme et près de 12'000 pour diarrhée.
Jusqu’en 2017, MSF était également présente dans le camp des réfugiés de Minawao et jusqu’en 2018 à l’hôpital régional de Kousséri, ainsi que dans trois centres de santé de la ville, proposant des soins en chirurgie, santé mentale, pédiatrie et pour les enfants malnutris.
© MSF/Pierre-Yves Bernard