A Kinshasa, les séropositifs «attendent d’être au bord de la mort pour venir se faire soigner»

RDC, Kinshasa, 02 Septembre 2019

République démocratique du Congo (RDC)11 min

Il y a quelques semaines, les pays du monde entier se réunissaient à Lyon pour annoncer leur contribution au Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria. A cette occasion, près de 14 milliards de dollars ont été promis pour soutenir le combat contre ces maladies dans les trois prochaines années. Un montant honorable, mais loin d’être à la hauteur des besoins croissants auxquels sont confrontés certains pays. Illustration à Kinshasa, en République démocratique du Congo, au cœur d’une des rares structures prenant en charge les patients atteints du sida, le stade avancé du VIH.

Kinshasa se réveille à peine, encore moite d’une nuit d’orage annonciatrice d’une saison des pluies bienvenue. Dans cette odeur de pétrichor – ce parfum si particulier que prend la terre après la pluie – seul le bruit des motos s’aventurant dans les rues boueuses vient couvrir le son des gouttes d’eau qui tombent sur les toits en tôle. Çà et là quelques vendeurs s’affairent, espérant offrir aux navetteurs pressés cigarettes et briquets. 

Face à la tour de la Radio-Télévision Nationale Congolaise, des dizaines de personnes patientent dans un silence quasi-monastique, Ils attendent, le regard inquiet, l’ouverture de l’hôpital de jour du Centre Hospitalier de Kabinda (CHK), dédié à la prise en charge des personnes vivant avec le VIH.

« Je suis partie de chez moi à 5h30, car j’ai besoin d’une heure et demie avec les transports en commun pour arriver ici », raconte Maria*, 21 ans, l’oreille collée à sa radio. « Je sais depuis janvier que je suis positive au VIH. Depuis, je viens chaque mois en consultation chercher mes médicaments ».

Maria baisse les yeux. Le chemin vers l’acceptation de son statut est visiblement encore long dans un pays où le VIH reste entouré de lourds préjugés. Selon l’ONUSIDA, 450 000 personnes vivent avec le VIH en République démocratique du Congo (RDC). Soit moins de 1% de la population. La maladie reste mal connue. Comparée à certains pays d’Afrique australe, la RDC est un pays dit « de faible prévalence », mais cette situation s’accompagne d’une couverture sanitaire extrêmement faible pour les personnes vivant avec le VIH, et d’une très forte stigmatisation. Deux facteurs qui rendent l’accès au dépistage, aux traitements et aux soins bien difficile. Dans le pays, moins de 60% des personnes vivant avec le VIH suivent un traitement.

La majorité vient trop tard

Dans son bureau adjacent à la salle d’attente, Gisèle Mutshinia, directrice du CHK, n’attend pas nos questions pour aller droit au but. Entre deux coups de téléphone et quelques regards furtifs à travers la fenêtre, elle parle vite et glisse un élément qui l’a visiblement maintenue éveillée toute la nuit. « Le mois dernier, plus de la moitié des patients qui se sont présentés au CHK étaient en stade avancé de la maladie et avaient besoin de soins d’urgence. Ils se présentent beaucoup trop tard. C’est comme s’ils attendaient d’être sur le point de mourir pour venir se faire soigner ». Après un soupir de dépit, elle nous emmène vers le bâtiment du fond, réservé aux soins intensifs et aux hospitalisations.

En dessous des ventilateurs qui tournent à plein régime, les corps chétifs, frêles et perclus des patients semblent perdus dans les lits. Ici, il est fréquent qu’un adulte ne pèse guère plus de 35 ou 40 kilos. Il n’y a pas un bruit, comme si l’idée même d’une plainte suffisait à entamer le peu d’énergie qu’il leur reste. Seul le personnel médical surjoue la bonne humeur, conscient d’être de manière permanente au bord du précipice.

Stefano Zito, médecin italien en poste depuis mars dans ce centre hospitalier géré par Médecins Sans Frontières (MSF), n’a cessé d’écarquiller les yeux depuis son arrivée.

En tant qu’urgentiste, je n’ai jamais vu ces pathologies en Europe. C’est comme vivre dans un livre de médecine, et voir toutes les formes de VIH, y compris celles qui semblent absolument impossibles.

Stefano Zito, médecin avec MSF

Après s’être occupé d’une nouvelle admission, il enchaîne.  « Le VIH n’est pas une maladie, c’est un virus qui expose l’organisme à une baisse de son système de défense. Le SIDA, c’est quand les défenses ont tellement baissé que des infections opportunistes apparaissent. Et là… ». Il s’arrête, conscient que continuer son explication est futile. Il suffit de balayer la pièce du regard pour comprendre, atterré, les ravages de ce monstre pernicieux.

« Personne ne doit savoir… »

La RDC, comme d’autres pays d’Afrique centrale et de l’Ouest, manque cruellement de moyens pour mener à bien la lutte contre le VIH et fournir des soins de qualité aux patients. Résultat : en 2018, près 13.000 personnes sont décédées des suites du VIH/SIDA dans le pays – soit près de 36 chaque jour. Le cocktail à l’œuvre est particulièrement puissant : en amont, des services de dépistage, d’information, d’approvisionnement en médicaments et de soins sous-financés et déficients ; en aval, des barrières culturelles, religieuses, financières et physiques importantes qui entravent l’accès au dépistage et aux soins.

Depuis plusieurs semaines, Claudette* est au chevet de son fils au CHK. Séropositif, âgé de 36 ans, Patrick* souffre de la tuberculose, infection opportuniste la plus contractée par les patients atteints du VIH.

« En avril, Patrick était très malade et nous ne savions pas qu’il avait le VIH », explique Claudette. « Nous avons été quatre fois au centre de santé de mon quartier mais son état ne s’améliorait pas. Ils m’ont fait payer 40 000 francs congolais [22 euros, ndlr], c’est beaucoup pour moi. Personne ne nous a dit qu’il avait le VIH. »

« Quand mon fils a finalement appris son statut, il me l’a caché pendant plusieurs semaines », poursuit-elle. « Il a fini par cracher du sang et faire un malaise. On nous a alors référé au CHK. Au début, je ne voulais pas que les médecins le touchent car je n’avais pas d’argent. Mais ils m’ont dit qu’ici, tout était gratuit ».

Les traitements de base pour le VIH sont censés être gratuits dans les structures de santé publiques de la RDC. Une gratuité de papier car, dans un système de santé largement sous-financé, les ‘activités de compensation – l’imposition de tarifs officieux visant à enrichir la structure ou le personnel lui-même – sont devenues la règle. Et forment une barrière aux soins dans un pays où les trois-quarts de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.

« Le VIH, œuvre de Satan ! »

Claudette n’a pas révélé le statut sérologique de son fils à son entourage. Au Congo, avoir un parent souffrant du VIH, c’est s’exclure d’un tissu social protecteur et souvent se terrer dans une clandestinité destructrice Sa famille lui reprocherait, dit-elle, de ne pas avoir bien pris soin de son fils. Ils vivent aujourd’hui seuls, cachés, angoissés à l’idée que quelqu’un découvre ce secret.

En plus des frais imposés par certaines structures, la stigmatisation et la religion constituent elles-aussi des problèmes majeurs dans le pays.

Angéline Tenguiano, psychologue au CHK

« Même dans les structures de santé, les séropositifs sont rejetés par certains infirmiers et médecins, car ce virus est mal connu. Les gens n’osent plus vous serrer la main ou vous acheter des fruits au marché. Les patients s’isolent, et se mettent en danger » déplore Angéline Tenguiano, psychologue au CHK.

Pablo Garrigos/MSF

Portrait de John * et Jean * au CHK. Jean a reçu un diagnostic de VIH en 2010. Il a été hospitalisé pour la première fois en juin 2019. Quelques semaines après sa libération, il a dû revenir de toute urgence pour une nouvelle hospitalisation. RDC, Kinshasa, 29 août 2019.

Diagnostiqué séropositif en 2010, André*, 43 ans, a dû revenir au CHK après un premier passage aux soins intensif il y a un mois.  Il s’en est cette fois fallu de peu. A l’article de la mort, il a fait trois heures de trajet en bus avec son frère John pour revenir ici. « Normalement, quand on a une maladie, on prend des médicaments et le corps est réparé. Avec le VIH, ce n’est pas le cas. C’est donc forcément une punition de Dieu », explique John. « Seul mon père est au courant, mais il m’a dit de ne surtout rien dire aux autres ».

A chaque coin de rue, les prophètes thaumaturges l’affirment : le VIH est l’œuvre de Satan lui-même. Le séropositif se transforme alors en être infâme que seule la prière peut sauver. Stefano, l’urgentiste de MSF, le concède. « Des collègues congolais m’ont fortement conseillé de ne pas prononcer le mot ‘VIH’ ici, alors que c’est l’objet même de ce centre. Pour certains patients et leur famille, même le mot est tabou ».

La médecine en dernier ressort

Face au VIH, les patients et leur famille sont tiraillées par des rationalités de différents types. Il faut protéger sa famille, dont le bon fonctionnement passe avant l’individu. Il faut se repentir face à Dieu. Et quand ce dernier tarde à faire signe et que la douleur est plus forte que la honte, enfin se tourner vers la médecine, perçue comme coûteuse.

Pourtant, à Kinshasa comme ailleurs, le SIDA n’est pas une fatalité. Pascaline Rahier, la coordinatrice du projet sida de MSF à Kinshasa, le martèle. « Si les médicaments essentiels étaient disponibles et subventionnés, et les soins effectivement gratuits, nous aurions beaucoup moins de patients en stade avancé. Et beaucoup moins de décès. »

RDC, Kinshasa, 02 Septembre 2019

Une infirmière de MSF prodigue des soins aux patients au Centre hospitalier de Kabinda (CHK). En RDC, la moitié des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) ne connaissent pas leur statut. Moins de 60% des patients sont sous traitement.

© Pablo Garrigos/MSF

Dans les structures appuyées par l’ONG à Kinshasa, le taux de mortalité des patients en stade avancé oscille entre de 25 et 30%. « C’est encore conséquent, mais si nous ne garantissions pas la gratuité des soins, il est évident que la majorité des patients décéderait. »

Donné pour mort à son arrivée aux soins intensifs du CHK au mois de juin, Augustin*, 9 ans, est une preuve vivante de l’impact que la gratuité des soins peut avoir sur les patients souffrant du sida. Pesant à peine 5 kilos à son arrivée, il vient désormais chaque mois en consultation chercher ses médicaments antirétroviraux. En suivant bien son traitement tout au long de sa vie, il pourra rendre sa charge virale – la quantité de VIH dans son sang – indétectable et mener une existence presque normale. Sauf à devoir sillonner entre un entourage curieux, une religion réprobatrice, des médicaments parfois indisponibles et des coûts médicaux prohibitifs.

« Il faut plus de moyens »

« Un monde sans VIH n’est actuellement pas réalisable, reconnaissons-le. Mais un monde sans patients au stade avancé peut très bien l’être », poursuit Pascaline Rahier. « Mais cela nécessite des investissements de la part des bailleurs de fonds, et davantage d’investissements dans les services sociaux de la part de l’Etat. La gratuité des soins, l’augmentation du nombre de lits pour les patients en stade avancé, l’approvisionnement stable en médicaments, la lutte contre la stigmatisation… tout cela ne tombera pas du ciel. Il faut plus de moyens pour renforcer la lutte et avancer. C’est un enjeu de santé bien sûr, mais aussi un enjeu économique car un patient sous traitement peut travailler, prendre soin de sa famille, vivre une vie normale. »

Vers 18h00, la lumière vespérale annonçant les prémices de la nuit, la salle d’attente du centre de traitement se vide doucement, laissant résonner l’écho de l’infirmière appelant les derniers patients. A l’extérieur, assis sur un muret, quelques garde-malades discutent autour d’un repas. Devant eux, les mains tendues vers un ciel assombri, la sœur d’un patient prononce une oraison, donnant un parfum mystique à la situation. Au même moment, des médecins accourent vers une voiture. Une frêle cheville se fait entrevoir. Une patiente arrive aux urgences dans un état très avancé. Une fois encore, médecins et infirmiers feront tout pour qu’elle survive et défie ainsi cette terrible statistique : en 2019, les trois quarts des décès liés au VIH surviennent encore et toujours en Afrique subsaharienne.

*François Sennesael est politologue, spécialiste des problématiques de santé en Afrique. Menant actuellement des recherches au centre d’études africaines de l’Université d’Oxford, il a travaillé pour des organisations humanitaires médicales comme Alima et Médecins Sans Frontières. Ce reportage a été réalisé à la fin de sa mission avec MSF à Kinshasa.