Syrie: un échec humanitaire inacceptable

Dr Joanne Liu, Présidente internationale de MSF, 2013

8 min

Tribune du Dr Joanne Liu, Présidente internationale de MSF.

Alors que la Syrie entre dans sa cinquième année de conflit, la guerre reste caractérisée par une violence brutale qui vise indifféremment les civils et les combattants. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées et la moitié de la population a fui quelque part en Syrie ou dans les pays limitrophes. Des villes en Syrie sont assiégées et coupées de toute aide extérieure. La population se retrouve coincée entre des lignes de front qui ne cessent de bouger, au fil des combats entre les forces gouvernementales et une myriade de groupes armés de l’opposition.
Des milliers de médecins, d’infirmiers, de pharmaciens et d’agents de santé ont été tués, kidnappés ou déplacés par la violence à l’intérieur de leur pays, avec comme conséquence un manque énorme de compétences et d’expérience médicales. Alors que le nombre de médecins travaillant à Alep, la deuxième ville du pays, était estimé à 2 500 avant le conflit, moins d’une centaine sont aujourd’hui présents dans les hôpitaux encore opérationnels de la ville.
La population syrienne réclame de l’aide à corps et à cri sur les réseaux sociaux, mais ses appels ne semblent n’être plus qu’un murmure en arrière-plan de la guerre. Alors que des millions de personnes ont besoin d’aide, Médecins Sans Frontières (MSF) devrait mener l’un des plus grands programmes médicaux depuis sa création il y a 44 ans. Pourquoi n’est-ce pas le cas?

Les possibilités d’agir n’ont fait que se réduire

Au début du conflit, MSF fournissait des médicaments et du matériel au personnel médical syrien prenant en charge les blessés. Nous étions dans l’impossibilité d’obtenir l’autorisation du gouvernement de travailler dans le pays. Mais en prenant contact directement avec les groupes de l’opposition, nous avons réussi à négocier un accès à des zones qu’ils contrôlaient dans le nord et nous avons commencé à apporter à la population une aide transfrontalière directe.
En 2013, MSF avait six hôpitaux dans les zones contrôlées par l’opposition, assurant ainsi des milliers de consultations, d’accouchements et d’interventions chirurgicales. Bien que difficiles, les négociations avec les nombreux groupes armés nous ont permis d’envoyer des équipes médicales expatriées pour travailler au côté de collègues syriens. Nous avons dû négocier à plusieurs reprises avec différents commandants locaux pour s’assurer du respect de notre présence, de la sécurité de nos équipes et de la non-ingérence dans nos activités médicales. Les groupes changeaient fréquemment et nous avons dû renégocier des accords notamment avec Jeish El Moudjahidine, le Front islamique, Jahbat Al Nosra, différentes factions de l’Armée syrienne libre et l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant).
Toutefois, nous n’avons jamais été en mesure d’apporter une aide directe à la majorité des Syriens piégés au cœur du conflit. La violence et l’insécurité, les attaques sur les structures médicales et le personnel médical ainsi que l’absence d’autorisation du gouvernement de travailler en Syrie ont été les principaux obstacles au développement de nos activités médicales. Mais, bien qu’insatisfaits du fait de ces contraintes, nous faisions tout de même plus que ce que nous pouvons faire aujourd’hui.

MSF ciblée par l’Etat islamique: rupture d’un accord, retrait des équipes

Mi-2013, quand les combattants d’EIIL - rebaptisé Etat islamique (EI) en 2014 - sont arrivés dans les zones où MSF avait la plupart de ses hôpitaux, des accords ont été conclus avec leurs commandants sur leur non-ingérence dans la gestion médicale des hôpitaux et sur le respect des activités médicales et du personnel de santé. Or, le 2 janvier 2014, l’EI enlevait 13 membres de MSF. Parmi eux, huit collègues syriens ont été relâchés quelques heures plus tard. Les cinq autres membres du personnel MSF, des expatriés, ont été retenus en captivité pendant cinq mois. Cet enlèvement a précipité le retrait de nos équipes expatriées et la fermeture des structures médicales de MSF dans les zones contrôlées par l’EI.
Des responsables locaux de l’EI ont demandé, à plusieurs reprises, à MSF de reprendre ses activités médicales dans les zones qu’ils contrôlaient. Mais cela n’est pour nous pas envisageable dans la mesure où le groupe EI a ciblé nos équipes et a rompu un accord dans lequel il s’était engagé. Les garanties nécessaires n’ont pas été obtenues auprès des dirigeants de l’EI sur le fait que les patients et le personnel MSF ne seraient pas enlevés ni qu’il ne leur serait fait aucun mal. MSF a toujours trois hôpitaux qui fonctionnent grâce à du personnel MSF syrien, un à Atmeh et deux à Alep, ainsi que trois autres structures dans le nord de la Syrie. Mais cette aide est limitée.

Donner des fournitures médicales: un soutien essentiel mais insuffisant

Les bombardements aériens sur Alep ont fait des milliers de morts et de blessés, ils ont aussi détruit des maisons et des infrastructures. Dans l’est d’Alep, l’accès aux soins de santé est maintenant quasi-impossible en raison du manque de médicaments et de personnel médical qualifié. Les équipes MSF ont noté une augmentation des complications médicales, notamment des complications obstétriques, des fausses-couches et des naissances prématurées. Les difficultés à fournir des soins post-opératoires et le manque d’antibiotiques se traduisent par des infections et une augmentation du taux de mortalité parmi les patients opérés.
Alors que nous étions contraints de réduire nos activités médicales directes en Syrie, nous avons continué d’apporter un soutien à des réseaux de médecins syriens dans leurs efforts menés sans relâche pour soigner les patients. Donner des médicaments et du matériel médical est essentiel pour le personnel médical syrien qui travaille dans les zones assiégées et les zones de conflit. Le risque de se voir confisquer les fournitures médicales, de se faire arrêter, voire même tuer, est élevé. Cette forme de soutien reste clairement en-deçà de ce qui est nécessaire. Beaucoup de structures soutenues manquent toujours d’équipements et de personnel, et nous ne pouvons apporter une aide directe pour répondre aux besoins.
Un directeur médical dans une zone assiégée près de Damas nous a dit que son hôpital avait reçu 128 blessés après un violent bombardement sur un marché à une heure d’affluence. Son équipe a réussi à sauver 60 personnes, mais 68 autres sont mortes. Son équipe avait utilisé, ce jour-là, presque tout ce qu’il lui restait de médicaments et de matériel médical.

Les parties au conflit doivent permettre l’accès humanitaire aux civils

Les équipes MSF travaillent aujourd’hui dans des zones de guerre très complexes, en Afghanistan, au Soudan du Sud, au Yémen... Un centre MSF de traumatologie où je suis allée récemment dans le nord de l’Afghanistan est un exemple de l’aide que MSF devrait pouvoir apporter à la population en Syrie.
Dans ce centre de traumatologie situé dans la ville de Koundouz, dans le nord de l’Afghanistan, des combattants blessés sont dans des lits à côté d’anciens ennemis ou de civils. Les collègues afghans et le personnel expatrié travaillant dans l’hôpital sont acceptés par tous les groupes dans cette région disputée du pays. Des conditions de travail en toute sécurité et la non-ingérence dans les activités médicales ont été négociées avec les tous les acteurs et les parties au conflit, y compris le gouvernement afghan, la direction des Talibans (Emirat islamique d’Afghanistan) et les FIAS (Forces internationales d’assistance à la sécurité) dirigées par les Américains.
Alors qu’il est absolument impératif d’apporter en Syrie une aide humanitaire internationale à grande échelle, cela ne sera pas possible tant que les parties au conflit ne dialogueront pas avec les organisations humanitaires et n’identifieront pas les mesures pratiques permettant de travailler en toute sécurité et efficacement. Toutes les parties au conflit doivent permettre l’accès humanitaire aux civils, comme elles y sont tenues en vertu du droit humanitaire international.
Les Syriens ont enduré des souffrances inimaginables, ces quatre dernières années. L’obstruction continue faite à l’aide humanitaire aggrave fortement leur dénuement. L’aide la plus élémentaire est refusée au peuple syrien et le monde ne peut pas continuer à détourner les yeux. Nous pouvons et nous devons faire plus.