L’épidémiologie, le chainon manquant des curriculums scolaires

Clinique de Moria, Lesbos, Grèce, 06.04.2020

Covid-195 min

Une perspective de Françoise Duroch, responsable de l’Unité de recherche sur les enjeux et pratiques humanitaires (UREPH) à Médecins Sans Frontières.

« Dis maman, si je croise un Chinois, je change de trottoir ? » demande une petite fille avant de se rendre à l’école. Les parents d’élèves en ont souvent fait l’expérience : l’émergence d’une épidémie n’est pas sans susciter dans les cours de récréation au mieux des plaisanteries puériles, au pire des formes de stigmatisation à l’encontre de certains enfants. Coronavirus aujourd’hui, Ebola hier, l’épidémiologie des maladies infectieuses reste un impensé des populations occidentales et demeure peu enseignée à l’école primaire et secondaire, y compris dans ses dimensions fondamentales : différence entre virus et bactérie, prévention, mode de propagation, résolution. Ces lacunes laissent ainsi l’espace à toutes formes d’interprétations fantasques sur ce que constitue un épisode d’épidémie.

Pourquoi enseigner des notions rudimentaires ?

Pourtant, l’enseignement de notions rudimentaires en épidémiologie se révélerait intéressant à plus d’un titre. La maladie contagieuse, en tant qu’ennemi invisible et omniprésent et pouvant avoir des conséquences massives sur l’ensemble des sphères économiques et sociales, pourrait aisément trouver sa place dans les curriculums scolaires. Il s’agirait également d’interroger les processus de désinformation, voire de propagande à l’œuvre lors d’épisodes d’épidémie, le haut pouvoir d’instrumentalisation d’un virus qui présente l’avantage certain de ne jamais pouvoir être assigné devant un tribunal et de ne pas se prévaloir d’un état civil, toutes caractéristiques le rendant aisément manipulable par les médias, les politiques, les autorités religieuses.

Challenger les archaïsmes

Ainsi, du clergé orthodoxe grec énonçant qu’il n’est pas possible de répandre la maladie par la communion – les fidèles sont censés boire dans le même récipient -  jusqu’à la proposition de Trump de justifier une nouvelle fois l’édification d’un mur à la frontière mexicaine aux fins de stopper la propagation de la maladie, l’enseignement de l’épidémiologie pourrait se révéler être une intéressante opportunité pour effectuer dans les classes une analyse critique de nos sociétés afin de challenger les archaïsmes que ne manquent pas de drainer les épisodes d’épidémie.

Si la décision de maintenir les élections en France tout en annonçant le confinement de la population peut apparaître comme une injonction contradictoire, cela révèle, s’il en était besoin, que la rationalité n’a pas toujours la primeur dans la gestion des crises sanitaires. Plus inquiétant, la pandémie de Co-Vid 19 pourrait également s’avérer être une bonne opportunité pour mettre à jour d’importantes failles sociales, allant de pair avec un certain nombre de règlements de compte à l’encontre d’anciens ou d’actuels adversaires, comme cela semble être déjà le cas dans les éléments de langage du président américain qui appelle désormais la maladie « le virus chinois ». Plus insidieux, la tentation de criminaliser quiconque aurait transmis « à dessein » la pathologie s’avèrerait être une option possible pour certains Etats, alors que les expulsions d’opposants sur motifs qu’ils seraient contagieux pourraient se multiplier. Adossés à l’histoire politique des pays, les actes d’hostilité envers certains groupes sociaux pourraient également émerger, alors que nous assistons actuellement à des polémiques médiatiques autour de l’éthique des essais cliniques qui sembleraient devoir être conduits en Afrique.

Le coronavirus deviendrait ainsi l’objet rêvé de politiques répressives en mal d’excuses pour justifier l’injustifiable.

Françoise Duroch

Symbole de peurs immémoriales profondément ancrées dans l’inconscient collectif, le coronavirus deviendrait ainsi l’objet rêvé de politiques répressives en mal d’excuses pour justifier l’injustifiable. Certaines sociétés en ayant déjà fait la triste expérience après les attentats du 11 septembre, où l’époque avait été marquée par un recul des libertés fondamentales justifié par l’obligation de lutter contre le terrorisme.  Il reste donc à espérer que les figures du sans domicile fixe, du réfugié ou du renégat ne se retrouvent pas incidemment mêlées à celle du virus, offrant ainsi à bon nombre d’acteurs l’occasion d’utiliser un objet à haute valeur symbolique, mêlant xénophobie et peur de l’épidémie, tout en limitant le besoin de devoir fournir un quelconque rendu de compte. Paradoxalement, et à l’heure des montées des nationalismes au sein de nos sociétés, ce sont actuellement les européens qui font l’expérience de la stigmatisation et du confinement, se substituant ainsi aux populations étrangères longtemps incriminées par quelques courants politiques comme étant les principaux vecteurs de pathologies.

Fabrication de boucs émissaires

Finalement, l’enseignement de l’épidémiologie dans les écoles pourrait donc être bien plus que la simple transmission de données et de mesures d’hygiène autour de l’émergence et de la transmission de maladies. Plutôt une opportunité donnée aux élèves et aux enseignants de poser un regard proactif et critique sur nos sociétés, de la fabrication de boucs émissaires aux peurs irrationnelles, à la toujours possible manipulation par les pouvoirs en place de la question sanitaire au service de la restriction des libertés individuelles et collectives voire au simple règlement de compte politique.

Article paru dans Le Temps, le 04.04.2020