Mer Méditerranée: « L'Europe stigmatise les ONG »

«L'abandon de la part de l'Europe de ses responsabilités en termes de solidarité dépasse le simple enjeu local.»

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Article paru dans «Le Matin», le 09.08.2017, interview de Bruno Jochum, directeur général de MSF Suisse.

MSF se défend de toute collusion avec les passeurs en Méditerranée. L'organisation craint une manœuvre pour stopper les flux migratoires. 
La suspicion se renforce sans cesse à l'égard des ONG qui participent au sauvetage de migrants en mer Méditerranée. L'une des plus actives, Médecins sans frontières (MSF), répond point par point à ce qu'elle considère comme une campagne de désinformation.
Son directeur général pour la Suisse, Bruno Jochum, pointe du doigt les autorités européennes.

Le Corriere della Sera affirme que vous êtes dans le viseur de la justice pour des contacts avec des passeurs. Vous collaborez avec les trafiquants?

Jusqu'à aujourd'hui, la Justice italienne n'a jamais notifié un quelconque problème. À notre connaissance, il y a des procédures en cours contre d'autres acteurs, mais aucune à l'encontre de MSF. Évidemment, nous n'avons strictement aucun contact avec les réseaux criminels qui organisent les départs depuis les plages libyennes.

Ces accusations reviennent très régulièrement. Elles tombent du ciel?

Il n'y a aucune collusion. Je déplore une énorme confusion autour de la perception des actions de secours. D'abord, les ONG ne représentent qu'un tiers des opérations. La majeure partie des secours est assurée par les autorités italiennes ou les navires commerciaux. Ensuite, nous intervenons sous la supervision des instances maritimes qui signalent les appels de détresse, distribuent les rôles et organisent le désembarquement à terre. Je rappelle enfin que venir en aide à une personne en détresse est une obligation prévue par le droit de la mer.

La semaine dernière, un navire de Jugend Rettet a été mis sous séquestre par la justice. Admettez-vous l'existence de problèmes avec certaines ONG?

Je n'ai pas de visibilité sur les opérations de toutes les ONG. Ce que je vois, en revanche, c'est un drame humanitaire évitable et des morts qui ont pour origine les défaillances des politiques européennes en matière de protection et d'assistance des personnes fuyant le danger. Ces mêmes États veulent aujourd'hui renverser les responsabilités en accusant les ONG de favoriser le trafic d'êtres humains. Alors qu'en supprimant les routes légales d'accès et en n'offrant aucune solution à des personnes désespérées, ce sont eux qui ont, de fait, donné le monopole d'organiser les départs à des réseaux criminels. D'autres politiques sont possibles. MSF ne cesse de les réclamer.

Pour vous, où s'arrête alors une mission de secours et où commence la facilitation de l'immigration illégale?

Une personne se noie toutes les deux heures en Méditerranée. La secourir ne peut pas être considéré comme une façon de faciliter l'immigration clandestine. Ou alors il faut poser la même question aux autorités qui assurent la majorité des sauvetages.

Vous refusez de signer le code de conduite rédigé par Rome. Pourquoi ce mauvais signal?

Nous respectons strictement la loi et acceptons bien sûr la police, qui fait son travail à bord avant le désembarquement. Mais ce code de conduite est lié à une politique de stigmatisation des ONG qui tente de les rendre responsables des flux de bateaux arrivants, alors que ce sont les autorités elles-mêmes qui en sont à l'origine, par leur absence de réponse adaptée. Certaines dispositions étaient inacceptables pour une organisation humanitaire, comme l'interdiction de transborder des passagers d'un petit bateau sur un plus grand, ce qui complique inutilement les sauvetages.

Ces soupçons péjorent-ils vos activités de secours?

Pour l'heure, nous n'avons pas reçu de notifications des autorités. À mes yeux, le scénario le plus probable, c'est que le flux s'arrête, comme le veut l'Europe, après avoir fermé la route des Balkans.

Vraiment?

On voit déjà moins de bateaux. L'Europe veut aussi tout faire pour que la Libye retienne les migrants en amont. Les discours officiels cherchent à entretenir l'illusion que ces personnes pourront être bien traitées dans le pays alors qu'il ne reconnaît pas le droit des réfugiés et souffre d'une guerre civile. La réalité, c'est qu'elles sont en danger, dans des camps de détention, où elles subissent des abus constants: extorsions, viols, torture, traite... Nos équipes médicales peuvent en témoigner par leur travail quotidien sur place.

Quel peut être le résultat de cette politique?

Cette stratégie va provoquer une crise humanitaire en Libye, pays déjà instable et en proie à la violence. Les gens vont s'y accumuler. Se cacher les yeux comme aujourd'hui pour ne pas voir ce qui s'y passe ne sera pas suffisant. Ils vont chercher à sortir de cet enfer par d'autres moyens. Moins de voies légales pour l'accueil des réfugiés, c'est donner aux passeurs le monopole. Ces gens ont besoin d'être extraits et protégés. Les États européens doivent confronter leur propre part de responsabilité et leur devoir de solidarité face à des drames humains dont ils sont parties à plusieurs titres, politiquement et militairement.

Comment comprenez-vous l'attitude de l'Europe?

Partout et en tout temps, les mouvements de population ont suscité des tensions. Cependant, l'abandon de la part de l'Europe de ses responsabilités en termes de solidarité dépasse le simple enjeu local. Cela envoie un message au monde.

C'est-à-dire?

Les droits humains ne tiennent pas debout tout seuls, sans État pour les défendre. L'attitude européenne pourra désormais justifier tout et n'importe quoi: que le Kenya renvoie des Somaliens dans leur pays pourtant en conflit, que les voisins de la Syrie ferment leurs frontières, et peu importent les bombardements touchant les civils...C'est cela qui se joue: le monde dans lequel nous voulons vivre, un monde de murs ou un monde de coopération.

Votre navire a d'ailleurs été suivi samedi dernier par le «C-Star», bateau loué par un mouvement d'extrême droite. Craignez-vous son équipage?

Il n'y a pas eu d'incident. Mais il est affligeant de voir des mouvements revendiquer que des personnes soient sacrifiées en mer. Car leur action revient à cela. Toute personne qui veut, et cela est légitime, empêcher le trafic d'êtres humains, comme le «C-Star» le revendique, doit faire le lien avec les politiques actuelles menées par les États européens. Il ne faut pas se tromper d'analyse, ni inverser les effets et les causes.