Libye: à bord du bateau hôpital de MSF
© Aurélie Lachant/MSF
7 min
Infirmière pour MSF, Alison Criado-Perez raconte l'évacuation de 71 blessés de Misrata, en Libye, vers la Tunisie. Le bateau est arrivé dimanche 4 avril dans le port de Sfax. Récit.
Dimanche 3 avril, il est 11h30. Nous sommes dans les eaux internationales, à une trentaine de kilomètres des côtes libyennes, attendant le signal pour entrer dans le port de Misrata. La tension monte. Dans une demi-heure ou à peine plus, nous n’aurons plus assez de carburant pour rentrer en Tunisie. Nous sommes en stand-by depuis plusieurs heures déjà. Où est passé notre contact? Plus tôt dans la matinée, nous avons eu un briefing sur les précautions à prendre dans une zone de guerre… Est-ce vraiment moi qui suis là? C’est irréel.
Nous sommes une équipe de 13 personnes, un mélange d’expatriés internationaux de MSF et de médecins volontaires tunisiens. Tous ont choisi de participer à cette mission pour évacuer des blessés de guerre de Misrata, les ramener puis les hospitaliser à Sfax, en Tunisie. Cela fait plusieurs semaines que cette opération est planifiée. Elle répond à un appel à l’aide du personnel médical de Misrata, qui est débordé. L’opération vient de recevoir le feu vert final.
Samedi soir, nous avons embarqué à bord du San Pawl, un ferry de 216 places transformé de façon à accueillir 60 patients sur des matelas et 30 autres blessés capables de marcher. Nous ne connaissons pas encore la liste exacte des patients. D’autant que Misrata a été bombardée la nuit dernière. Mais la liste potentielle comprend quelques personnes sous respiration artificielle, de nombreux blessés avec des fractures ouvertes ou qui ont été amputés, d’autres avec des blessures à la tête, touchant plusieurs organes ou qui ont reçu une balle dans la poitrine. Tout cela est effrayant.
Le bateau tangue
Nous avons fait de notre mieux pour préparer le bateau. Mais les conditions sont difficiles. Depuis l’embarquement, le bateau tangue et nous sommes ballotés comme des ivrognes. Nous avons travaillé d’arrache-pied transportant les boîtes de médicaments et de matériel médical, les liquides intraveineux, les bouteilles d’oxygène et les moniteurs surveillant les signes vitaux. Le but est de créer un petit espace pour les soins intensifs ainsi que deux salles distinctes: l’une pour les patients dans un état critique et sévèrement touchés, l’autre pour les cas moins graves et les blessés capables de marcher. Tout le matériel doit être facilement accessible, car nous n’aurons ni le temps ni l’espace pour courir après les choses. Notre logisticienne, Annas, a attaché une fine corde entre tous les piliers, afin que nous puissions y accrocher les perfusions intraveineuses. Mais il faudra encore débarquer les 6,5 tonnes de matériel médical, don de MSF à Misrata. Pour mieux visualiser les choses, c’est l’équivalent d’un éléphant et de son petit. Pour le moment, ce matériel prend la moitié de l’espace.
Enfin, à midi, Helmy, le coordinateur des urgences, annonce plein de soulagement et d’enthousiasme: «Nous avons établi le contact, nous avons le feu vert!» Nous applaudissons. Il semble que nous allons enfin passer à l’action.
Des blessures horribles
Un bateau-pilote nous guide jusque dans le port. Pour ne pas mettre à mal la neutralité de MSF, nous avons refusé les offres de protection militaire. Quand nous entrons dans le port, Misrata semble calme. Avec l’équipage, nous formons une chaîne humaine pour décharger aussi rapidement que possible les centaines de lourdes caisses sur le quai. Nous arrangeons ensuite les matelas sur le sol et préparons notre équipement avant que les patients arrivent. Sur le quai, deux médecins accueillent les blessés. Avec Kate, une autre infirmière expatriée, j’attends à l’intérieur. Le flot des patients augmente rapidement et se déverse par les portes. Ils arrivent sur des brancards, avec des béquilles, avec des perfusions ou des drains. Il y a là des jeunes et des moins jeunes. Je vois un garçon de 13 ans horriblement brûlé au visage par l’explosion d’un cocktail Molotov. Son père est à côté de lui. De nombreux jeunes hommes ne marcheront plus jamais, devenus paraplégiques à cause des suites de blessures à la colonne vertébrale. Ceux qui ont été amputés auront besoin de prothèses. J’espère que ceux qui l’ont été récemment ne feront pas une hémorragie. Certains sont entrain d’être transfusés. Il y a des fractures ouvertes, de terribles blessures à l’abdomen qui ont provoqué des pneumothorax nécessitant des drains thoraciques. Un jeune homme a une trachéotomie en raison de graves brûlures au visage et au cou. Sa vue est complètement bouchée par la gaze qui recouvre tout son visage. Il n’a personne pour lui expliquer ce qui se passe, mais je vois que la merveilleuse infirmière égyptienne qui nous a rejoints à Misrata lui parle.
Il y a un autre jeune, de 16 ans seulement, qui est tombé d’un pick-up en fuite. Il a été gravement blessé à la tête. Il était dans le coma pendant 6 heures et il est maintenant à peine conscient. Un autre patient a besoin d’un suivi personnel dans notre unité de soins intensifs. Il a subi de multiples blessures par balle sur tout le corps. Il a eu une jambe amputée, une fracture ouverte sur l’autre avec une grave hémorragie. Misrata a été un carnage total.
Travail épuisant
Comment allons-nous faire face à cette dévastation? Au total, il y a 71 patients. Officiellement au nombre de douze, nous sommes en réalité quatre ou cinq. Imprévu, le mal de mer a décimé les médecins. Mais nous nous débrouillons. L’état des patients est stable, leurs perfusions intraveineuses sont installées. On administre des analgésiques et, si nécessaire, des antibiotiques, on vide les poches d’urine, on change les bouteilles de drainage et on essaye de mettre à jour les notes des patients. Mon souci est que nous ne répondions pas aux besoins de chacun.
Nous rampons sur le sol entre les matelas pour atteindre les patients. Le bateau tangue tellement que si nous essayions de marcher, nous risquerions de tomber sur un patient grièvement blessé, une perspective effrayante. Nous travaillons sans nous arrêter toute la nuit. C’est épuisant.
Un accueil incroyable sur le quai
Je remarque que l’aube se lève. Mais tout à coup, nous entendons: «accostage dans 30 minutes!» La traversée vers Sfax aura pris près de douze heures. Sur le quai, je suis stupéfiée par l’accueil : 36 ambulances et des dizaines de volontaires du Croissant-Rouge tunisien prêts à transporter les blessés sur des civières. Les services de l’immigration sont heureusement très discrets et nous commençons rapidement le débarquement des patients.
Dans l’unité de soins intensifs, le patient de Kate lui prend la main: «Ca valait le coup non?» «Oui», dit-elle calmement. Que peut-elle dire? Les larmes me viennent aux yeux, tandis que ces hommes tragiquement jeunes, avec lesquels nous avons passé 12 heures si intenses, sont transportés dans les ambulances et emmenés dans les hôpitaux de Sfax. Le médecin tunisien qui organise le transit est calme et serviable.
Soudainement, tout est fini. Les ambulances et les équipes de tournage laissent l'équipage du bateau et le personnel de la mission sur le quai. La bulle dans laquelle nous avons vécu pendant les 72 dernières heures se dissout dans le monde réel.
Alors que nous revenons à notre base de Zarzis, à cinq heures de route au sud de Sfax, notre chauffeur Said dit soudain: «Ils parlent à la radio de MSF et de l’évacuation de Misrata vers la Tunisie. Et ils vous envoient un cadeau: une chanson de remerciement de la part du peuple libyen». Une mélodie envoûtante, avec des mots d’amour et de douleur, emplit nos oreilles alors que nous rentrons chez nous.
Par Alison Criado-Perez, infirmière MSF
© Aurélie Lachant/MSF