Libye: de Misrata à Tripoli, le témoignage du docteur Tankred Stoebe

Environ 10 000 migrants principalement originaires du Niger, du Tchad et du Soudan, vivraient actuellement à Misrata.

Libye7 min

Les combats continuent en Libye, et le pays est fragmenté entre plusieurs pôles de pouvoir. La situation humanitaire s’est dégradée au cours de l’année 2014 du fait de la reprise de la guerre civile et de l’instabilité politique. Des millions de personnes sont directement affectés, y compris les réfugiés, migrants et demandeurs d’asile.

Le docteur Tankred Stoebe a passé le mois de janvier 2017 en Libye, où il a coordonné une mission d’évaluation médicale. Au terme d’un parcours qui l’a mené de Misrata à Tripoli, il livre ici ses impressions.

Misrata

Ismaël et Masjdi étaient des étudiants de 19 ans lorsque la révolte a éclaté en 2011 en Libye. Idéalistes et passionnés, ils ont pris les armes comme des milliers d’autres contre le gouvernement de Mouammar Kadhafi, sans entraînement ni aucune connaissance des stratégies militaires. Les deux jeunes hommes ne se sont rencontrés que bien plus tard, à Malte, après avoir échappé de peu à la mort. Blessés au visage au cours des combats, Masjdi a perdu la vue, et Ismaël est paralysé, ne pouvant bouger que sa main droite. Ils sont devenus amis dès leurs premiers échanges dans l’unité de soins intensifs. Séparés durant la période de rééducation, ils ont gardé contact et se rencontrent désormais à Misrata quand ils en ont l’occasion. « Nous sommes à présent comme des frères » disent-ils de concert. Masjdi pousse le fauteuil roulant de son ami et Ismaël lit des histoires à l’aveugle.

Misrata est une ville chargée d’histoire. Stratégiquement placée sur la mer Méditerranée, elle est connue pour sa fierté et son indépendance, mais aussi pour ses marchands, ses trafiquants et ses pirates. Entre février et mai 2011, la ville a connu un pic de violence. Aujourd’hui, nous entrons dans une ville désertique, sablonneuse et poussiéreuse, mais animée, puissante sur le plan économique et militaire. Les hôpitaux y sont bien équipés et le système de soin y est mieux organisé qu’à l’Est. Comparée à Benghazi ou Tripoli, Misrata est à l’heure actuelle relativement sûre. C’est là que nous nous installons.

Chaque jour, les rues se remplissent d’Africains subsahariens qui, aux carrefours, exposent leurs outils de récolte ou de construction, leurs brosses et leurs marteaux piqueurs, afin de proposer leurs services en tant que travailleurs journaliers. Bien que les arrestations soient rares, certains sont interceptés aux points de contrôle de police et sont transférés vers des camps d’internement avant d’être renvoyés dans leurs pays d’origine. Environ 10 000 migrants principalement originaires du Niger, du Tchad et du Soudan, vivraient actuellement à Misrata. Lorsqu’ils sont malades, ils s’adressent généralement à un pharmacien par peur de se faire arrêter et déporter, et achètent les médicaments recommandés, aux prix parfois élevés. En cas de problèmes plus graves, ils se rendent vers des structures de soins privées qui, bien que chères, ne sont pas dans l’obligation de dénoncer les patients sans papiers. En cas de maladies chroniques, ils n’ont pas d’autre choix que de rentrer chez eux. Lorsque je leur demande s’ils ne souhaitaient pas prendre un bateau vers l’Europe, ils secouent la tête en souriant : «C’est trop dangereux répondent-ils. Nous ne voulons pas mourir en mer.»

Entre Misrata et Tripoli

Le centre de détention d’une petite ville à mi-chemin entre Misrata et la capitale libyenne présente des conditions de vie et d’hygiène absolument déplorables. D’une capacité maximale de 400 réfugiés, il n’accueille plus que 43 personnes, originaires d’Egypte, de Guinée, du Niger et du Nigeria. Trente-neuf femmes y sont coincées depuis un mois, privées de contact avec l’extérieur et avec leurs familles. Elles viennent pour la plupart du Nigeria et me disent que leurs foyers ont été bombardés. Elles n’ont jamais pu rejoindre le territoire européen. Longeant la côte méditerranéenne sur un petit canot pneumatique, les garde-côtes libyens les ont interceptées et transférées vers cette prison.

Les chambres y sont petites et sales, et les matelas s’y entassent. Dès le hall où règne une odeur putride, on marche dans les flaques d’urine. Dans les toilettes, le sol est jonché d’excréments. Les chasses d’eau sont hors d’usage et les sanitaires ne sont pas équipés de douches. Les femmes sont contraintes de faire leurs besoins dans des seaux. Pour se laver, elles détournent un peu d’eau potable. Elles sont désespérées et me supplient de les aider à retourner au Nigeria. Lorsque je leur explique que je suis médecin, elles ne me croient pas tout de suite, mais acceptent après quelques instants les soins que nous leur proposons. Agées de 22 ans en moyenne, la plupart d’entre elles (93 %) font état d’un problème de santé. Beaucoup souffrent de la gale (58 %) contre laquelle nous leur délivrons les médicaments adaptés. Viennent ensuite les douleurs corporelles (48 %). D’autres maux non spécifiques résultent souvent de traumatismes émotionnels, c’est du moins ce que laissent penser leurs récits de fuite et leur désespoir apparent. Lorsque je leur demande si elles comptent de nouveau essayer de rejoindre l’Europe, elles répondent avec effroi : «Jamais !».

A Syrte

Je reste marqué par notre visite de Syrte. Cette ville proche de sites pétroliers est connue notamment pour être le lieu de naissance de Mouammar Kadhafi, mort en octobre 2011. Au printemps 2015, Daesh en avait fait son fief en Libye et contrôlait également 300 kilomètres de la bande côtière. Ce n’est qu’en décembre dernier que les milices de Misrata, soutenues par l’aviation américaine, ont repris la cité. La bataille a duré sept mois, tuant de nombreux combattants et en blessant plus de 3 000. Dix ambulances ont été touchées et trois membres des secours ont été tués.

Dotés d’un permis spécial et d’un corps de police, nous avons pu pénétrer dans une cité côtière désormais en ruines. Aucun bâtiment n’a échappé aux impacts. Syrte a été le théâtre d’une guerre impitoyable, qui a tout détruit. Un silence de mort règne à présent en lieu et place d’une ville qui, d’un point de vue historique, était probablement unique.

Nous projetons de visiter l’hôpital Ibn Sina, relativement épargné par les bombardements, mais saccagé et abandonné depuis plus d’un an. Cette structure moderne de 350 lits, équipée notamment de plusieurs salles d’opération et d’unités de soins intensifs, d’un IRM, d’un laboratoire de cathétérisme cardiaque et de vingt appareils de dialyse quasi-neufs, est désormais sens dessus dessous. Le sol est déchiré et inondé, des vitres sont brisées et les plaques du plafond menacent de tomber*.

Tripoli

Lors de notre visite à Tripoli, j’ai été très impressionné par l’ampleur des ruines. Des collègues de MSF assistent les gens détenus dans sept centres répartis dans la capitale. 

La plupart de ceux qui souhaitent rejoindre l’Italie via la Méditerranée sont originaires d’Afrique subsaharienne  du Nigeria, touché par d’importants conflits, d’Érythrée, gouverné par un régime autoritaire, et de Somalie, en proie à une guerre civile. Ils fuient vers le nord afin d’échapper à la pauvreté et à la terreur. Pour rejoindre la côte libyenne, ils doivent passer par le Tchad et le Niger, pays particulièrement pauvres traversés l’an dernier par plus de 300.000 personnes, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Nous ne disposons toutefois d’aucun chiffre précis quant au nombre de ceux qui sont décédés en chemin dans le désert, de faim, de soif ou tombés d’un camion. Selon la plupart des estimations, il serait au moins équivalent au nombre de personnes noyées en mer Méditerranée, mais les chiffres relatifs aux décès en mer restent plus fiables. Quoi qu’il en soit, les survivants ne cessent de nous répéter que le désert a été la pire étape de leur fuite.

Le nombre de réfugiés et migrants  décédés constitue également un problème difficile à gérer. Nous sommes allés dans des dispensaires où les chambres froides sont remplies de cadavres inconnus, de personnes échouées sur les plages ou décédées ailleurs. Beaucoup de corps y restent entreposés plusieurs mois. Les autorités ne disposent pas des capacités nécessaires pour pratiquer des analyses ADN. Il est donc impossible d’identifier les morts, de les renvoyer chez eux ou de les enterrer.

*Des réparations ont été entreprises à l’hôpital Ibn Sina dont la réouverture est annoncée pour fin avril 2017.