Fuir le Soudan… et ensuite ?
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Soudan11 min
Quel est le prix de l’externalisation des frontières européennes ? Du Soudan au Royaume-Uni, en passant par le Tchad, la Libye, la mer Méditerranée et la France, nos équipes sont présentes tout au long du parcours migratoire des personnes fuyant la guerre au Soudan. Leurs témoignages mettent en lumière le durcissement systématique des politiques frontalières européennes qui continuent de tuer aux portes de l’Europe comme sur son territoire.
À Calais, dans le nord de la France, au moins 60% des personnes exilées qui tentent de survivre dans les campements insalubres de l’agglomération sont des Soudanais·e·s. Beaucoup ont fui la guerre civile qui a éclaté en avril 2023. C’est là qu’Ali a quitté le Soudan, au moment où son pays sombrait dans la guerre civile. Il n’était alors qu’un lycéen de 19 ans qui cherchait à échapper à l’enrôlement de force. Arrivé à Calais, il est devenu l’un des 1 000 à 1 300 exilé·e·s qui survivent dans des campements insalubres avec un accès extrêmement réduit à l’eau et à la nourriture.
Les conditions de vie dans la "jungle" sont terribles. En six mois, j'ai été déplacé sept fois parce que la police vient nous prendre nos tentes. Un jour, j’ai été réveillé par des policiers qui nous hurlaient dessus. Ils nous disaient de partir et jetaient nos affaires aux ordures. Je suis resté là, je ne pouvais pas bouger… Ils m'ont aspergé de gaz lacrymogène.
Selon le droit international, Ali, tout comme le grand nombre de Soudanais·e·s qui ont fui la guerre opposant l’armée soudanaise (SAF) aux paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF), peut demander à bénéficier
d’une protection en tant que réfugié dans les pays européens. La France, la Belgique et le Royaume-Uni ont d’ailleurs récemment pris des mesures pour faciliter la protection des demandeur·euse·s d’asile soudanais·e·s sur leur sol, en raison de la dégradation de la situation sécuritaire et humanitaire dans le pays. Cependant, la réalité est toute autre, faite de violences, de précarité et d’incertitudes, comme le démontrent leurs témoignages.
Je m'attendais à être protégé en tant que Soudanais en France. Je m'attendais à ce que la procédure d'asile soit plus facile, mais j'ai eu l'impression d'escalader une forteresse, poursuit Ali. Tous mes amis qui ont fait des demandes d’asile vivent toujours sous des tentes dans la jungle.
Cette situation est le résultat de décennies de blocage des personnes en migration par l’Union européenne et le fruit de sa politique d’externalisation des frontières. Loin de freiner l’immigration en Europe, ces politiques délétères sont la source des souffrances les plus extrêmes, dont nos équipes sont les témoins dans les pays où elles interviennent.
Fuir la guerre au Soudan
Plus de 10 millions de personnes ont été déplacées depuis le début de la guerre au Soudan, dont 7,7 millions ont trouvé refuge à l’intérieur même du pays et 2 millions dans les pays frontalier. Ils ont fui l’insécurité et les violences mais aussi le manque d’eau et de nourriture. Dans l'immense camp de Zamzam, près de la ville d’El Fasher au Nord Darfour, on estimait en février 2024 qu'au moins un enfant mourrait toutes les deux heures dans le camp, soit environ 13 décès par jour. En mars et en avril 2024, il a été confirmé qu'un tiers des enfants du camp souffraient de malnutrition.
Rencontré à Calais, Mustafa, un jeune Soudanais de 26 ans, a fui les massacres ethniques qui ont eu lieu en juin 2023 dans sa ville natale, El Geneina, située dans l’ouest du Darfour.
Je me souviens du jour où j'ai quitté El Geneina. C'est sans doute le pire jour de ma vie. Quand vous voyez de vos propres yeux des gens, des amis, des êtres chers gisant dans la rue, morts ou blessés, et que vous ne pouvez même pas les aider sans risquer vous-mêmes de mourir, vous ne pouvez que les regarder et pleurer.
Depuis, sa famille s’est réfugiée dans la ville tchadienne d’Adré, à une trentaine de kilomètres de la frontière soudanaise. Mais l’étudiant, qui envisageait de devenir enseignant, n’y est resté qu’un mois. « Le Tchad est un pays pauvre, je voulais travailler, gagner de l’argent et finir mes études » poursuit Mustafa.
Dans les camps de l’est du Tchad, l’accroissement massif et soudain de la population réfugiée a généré des besoins humanitaires considérables dans tous les domaines, de la santé à l’aide alimentaire, dans un contexte déjà difficile pour les communautés locales. Les camps de réfugié·e·s existants sont saturés, plus de 100 000 personnes survivent sous des abris de fortune dans la ville-frontière d'Adré où nous continuons de fournir des soins médicaux et de l'eau. En mars 2024, nous avons également répondu à une épidémie d’hépatite E dans plusieurs camps, directement liée à un manque d'infrastructures d’eau et d’assainissement.
Dans ces conditions difficiles, certains préfèrent poursuivre leur route. « J'ai entendu dire que l'Union européenne accueille désormais favorablement les Soudanais·e·s en raison de la guerre, confie Muntasir, réfugié soudanais dans le camp de Goz Beïda, situé dans le sud-est du Tchad. Mais comment y aller ? Je n'ai rien, pas même une livre (soudanaise). »
Aux réfugié·e·s de ces camps, le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unis (HCR) offre la possibilité de s’inscrire à un mécanisme de réinstallation dans un pays tiers. Cependant, le nombre de places octroyées par les pays européens et nord-américains pour accueillir ces personnes sur leur sol reste extrêmement faible.
Certain·e·s ont fait une demande de réinstallation en 2003 et ne sont jamais parti·e·s. L'immigration légale est trop difficile.
Libye, Tunisie : les sous-traitants de l'Union Européenne
Le constat est similaire en Libye, où seulement 1 100 demandeur·euse·s d’asile ont réussi à quitter légalement le pays en 2023 grâce au HCR. Comme plus de 40 000 Soudanais·e·s depuis le début de la guerre civile, Ali a rejoint la Libye, destination historique d’immigration pour les habitant·e·s des pays frontaliers à la recherche d’un emploi. « Je suis allé en Libye avec mon oncle, se rappelle le jeune homme. Nous avions l'intention d’y travailler et d’y vivre, car c'est un pays riche et que nous avions des chances d'y trouver un bon emploi. Lorsque j'ai trouvé un travail, je n'ai pas été payé. Je sais que des Soudanais·e·s ont été kidnappé·e·s et torturé·e·s. Les ravisseurs appellent les familles restées au Soudan et leur demandent des rançons… J'ai décidé d'aller en Europe ».
Aller en Europe n'était pas mon plan initial. Mais la vie en Libye est tellement difficile pour nous...
En avril 2023, les Nations-Unies publiaient un rapport faisant état de « crimes contre l’humanité » commis à l’encontre de migrant·e·s dans le pays et documentaient la pratique de la détention arbitraire, de la torture, du viol, et de la réduction en esclavage, notamment sexuel.
Pourtant, depuis 2017, l’Union européenne a fait de la Libye l’un de ses alliés privilégiés dans la lutte contre l’immigration. Des centaines de millions d’euros ont été versés aux autorités libyennes, notamment pour soutenir les garde-côtes chargés d’intercepter les migrant·e·s en mer et de les ramener de force en Libye, pour y être emprisonné·e·s dans des centres de détention. En 2023, 17 025 personnes ont ainsi été interceptées en mer et renvoyées en Libye. La même année, plus de 2 500 personnes sont mortes ou ont disparu en tentant de traverser la Méditerranée centrale, le bilan le plus lourd depuis 2017.
Ismail s’est rendu en Libye pour tenter de rejoindre l’Europe. Son père a été emprisonné, torturé et est mort en Libye. « Ma vie ressemblait à celle d'une gazelle fuyant un lion, raconte Ismail. J'ai essayé de rejoindre l'Europe depuis la Libye et j'ai échoué. J’ai aussi échoué depuis le Maroc. Puis j'ai découvert que beaucoup de migrants essayaient de passer par la Tunisie. »
Depuis 2023, la Tunisie est devenue le principal pays de départ des bateaux pour l’Italie, en raison de la violence extrême qui règne en Libye et d’une traversée moins coûteuse. Selon le HCR, 84% des Soudanais·e·s qui ont traversé la Méditerranée vers l'Italie en 2023 ont embarqué en Tunisie ; en 2022, 98% étaient parti·e·s des côtes libyennes.
Dans la continuité de l’accord d’externalisation des frontières avec la Libye, l’Union européenne a conclu un nouvel accord de 112 millions de dollars avec la Tunisie en 2023, incluant un volet pour le contrôle de la migration visant à empêcher les migrants de quitter le pays. Plusieurs organisations ont pourtant alerté sur l'exclusion et la répression exercées à l’encontre des migrant·e·s subsaharien·ne·s en Tunisie, incluant des discriminations sur la base de la couleur de peau, des séparations familiales, des violences physiques et psychologiques, des vols et destruction de biens, des expulsions, des arrestations arbitraires, des déplacements forcés aux frontières du territoire ou encore des disparitions.
Au bout de la route : encore des politiques mortifères
Les politiques européennes et nationales des États membres pour endiguer l’immigration sont maltraitantes et meurtrières. Elles viennent s’ajouter aux obstacles économiques, sociaux mais aussi géographiques, dont font partie la traversée du Sahara, de la mer Méditerranée, des Alpes et de la Manche. Elles forcent les exilés à emprunter des routes plus longues et plus dangereuses et sont responsables de milliers de morts. Ces dernières années, les pays européens n’ont eu de cesse de restreindre toujours davantage les conditions d’accès au droit d’asile, pourtant basé sur des principes de solidarité et de protection encadrés par le droit international.
Une fois arrivées en Europe, les personnes exilées qui survivent à la traversée de la Méditerranée se heurtent aux procédures de demandes d'asile, souvent longues et complexes. Le règlement européen dit Dublin III empêche notamment les demandeurs d'asile de déposer leur demande de protection dans le pays de leur choix en dépit de leurs attaches, projets ou proximités linguistiques et culturelles, au profit du pays d’entrée dans l’Union. À cela viennent s’ajouter des politiques qui excluent et criminalisent les personnes en migration, appliquées par les différents pays européens qu’elles traversent.
Nos équipes en sont les témoins notamment en Italie, en France et au Royaume-Uni, où elles travaillent. En 2019, les psychologues de MSF et du Comede ont ainsi alerté sur les conséquences délétères de la politique de non-accueil de la France sur la santé mentale d’un nombre important de mineurs non accompagnés qui ne sont pas pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. En l’espace d’une année, plus d’un tiers des 180 mineurs non accompagnés accueillis dans notre centre de jour à Calais ont rapporté avoir subi des mauvais traitements et des violences de la part des forces de l’ordre en France, et plus particulièrement à Calais.
À Calais, les exilé·e·s se retrouvent pris en étau entre deux pays, la France et le Royaume-Uni, qui ne souhaitent pas les accueillir sur leurs sols respectifs. Depuis le début de l’année, plus de 20 personnes, dont trois enfants, sont mortes en tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
En 2004, les accords du Touquet ont transféré le contrôle de la frontière britannique sur le sol français, avec une militarisation croissante de la zone frontalière, l’augmentation des forces de police, l’installation de murs, de clôtures barbelées, de caméras de surveillance, de détecteurs de chaleur et de CO2 pour repérer les personnes tentant la traversée de la Manche.
« En France, il n'y a pas d'aide pour les gens comme moi et c'est compliqué d'obtenir des papiers et un travail, conclut Ali. Je suis sûr qu’il vaut mieux demander l'asile au Royaume-Uni, on y reçoit de l'aide et on trouve un emploi plus facilement ... C’est ce que m’ont dit mes amis. »
Peu importe les obstacles, les lois ou la police, je continuerai à chercher un endroit sûr où je pourrai avoir un travail et un lit pour dormir.
De l'autre côté de la Manche, depuis octobre 2023, MSF, en partenariat avec Médecins du Monde, a mis en place un service de clinique mobile fournissant des soins de santé primaires aux demandeur·euse·s d'asile détenu·e·s dans un centre de rétention à Wethersfield. Après 6 mois d'activités médicales, les équipes ont constaté que 74% des personnes rencontrés souffraient d'une grave détresse psychologique, 41% d'entre elles ayant des pensées suicidaires, des actes délibérés d'automutilation ou des tentatives de suicide.
« Les pays européens doivent mettre fin à l’externalisation de leurs frontières, explique Claudia Lodesani, responsable des programmes MSF en France et en Libye. Ils doivent également augmenter leurs créneaux de réinstallation des réfugié·e·s via le mécanisme du HCR, ainsi que d'autres voies de protection complémentaires, dont le regroupement familial et les visas de travail et d’étude font partie. Il est hypocrite de prétendre faciliter les conditions d’accès à l’asile sur son sol mais d’en empêcher l’accès sur des milliers de kilomètres. »
Tous les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes.
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