Pologne: « Nous ne voulons pas que les gens meurent dans la forêt »

Une mère embrasse et réchauffe sa fille

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Depuis juin 2021, des milliers de personnes ont tenté de rejoindre l'Union européenne (UE) en traversant la Biélorussie vers la Pologne. En réponse, la Pologne a rendu plus infranchissable la frontière avec des murs et des barbelés, mobilisé son armée et déclaré l'état d'urgence le long de sa zone frontalière. Les organisations humanitaires et les groupes de bénévoles ne pouvant accéder à cette zone, les résidents et ceux qui vivent à proximité sont désormais les seuls à pouvoir atteindre les migrants dans le besoin. Cependant aider ces femmes, hommes et enfants piégés dans le froid glacial est devenu une entreprise illégale, clandestine et dangereuse. Témoignages.

Bien que Médecins Sans Frontières (MSF) ait décidé de se retirer de la zone frontalière polonaise, après avoir été empêchée à plusieurs reprises par les autorités d’accéder à la région, nous voulons partager les préoccupations de celles et ceux qui, malgré tout, aident les personnes les plus vulnérables qui se cachent dans la forêt, survivant dans des conditions extrêmes. Voici les témoignages de certaines personnes à qui nous avons parlé :

Comment votre vie a-t-elle changé depuis le début de cette situation particulière à la frontière ?

« Le plus grand changement a été lorsque les gens ont commencé à venir dans notre quartier. Au début, nous entendions parler de gens qui traversaient la frontière, nous voyions des photos, rien de plus, car les gens ne pouvaient pas passer par chez nous, à cause des marécages. Mais j'ai peur qu'il y ait tout de même des corps dans ces marais. Puis l'état d'urgence a été instauré. Je vis près de la zone de patrouille mais techniquement je suis en dehors. En revanche, pour mes amis qui vivent à l'intérieur de la zone, je pense que c'est beaucoup plus difficile, car ils rencontrent tout le temps des soldats armés. Les enfants ont souvent peur. »

Zosia*, habitante d'un village de la région frontalière. 

« Notre vie a changé à bien des égards : nuits agitées, tension nerveuse, peur que l'aide aux réfugiés soit synonyme de participer au trafic d'êtres humains et d’être passeurs. Nous avons peur que les milieux de (extrême) droite mènent des représailles sur des personnes qui les aident. La liberté de mouvement a été restreinte, une activité touristique normale est donc impossible. Malgré tout, cela nous a rapprochés, dans notre famille, nous parlons beaucoup de la situation. Je suis très en colère à ce sujet qui accapare mes pensées, mais ma femme me soutient et notre fils aîné rentre plus souvent à la maison. »

Marek*, habitant d'un village de la zone réglementée par les militaires.

« Quand on ouvre les volets le matin, c’est le matériel de l’armée que l’on voit. La  situation est déprimante.  Nous devons nous rappeler de toujours avoir nos papiers sur nous, même pour promener le chien. Tous les hôtels, auberges, chambres d'hôtes ‒ tout est réquisitionné par les militaires. On ne peut pas inviter de famille ou d'amis ici, c’est particulièrement pénible. C'est dur d’être séparé du reste du pays ».

Sylwia*, habitante d'un village situé dans la zone réglementée.

Un homme transporté en civière par des secouristes, de nuit.

Khedr (39 ans), originaire de Homs, en Syrie, est transporté à l’hôpital hôpital par des médecins polonais. Il a été trouvé plusieurs jours après avoir traversé la frontière avec la biélorussie par des travailleurs humanitaires polonais de la Fondation Ocalenie (Salut). Il était dans un état qui ne permettait aucun contact avec lui. Orla, Pologne, 14 novembre 2021.

© Kasia Strek

Vous, ou l'une de vos connaissances, avez-vous rencontré des problèmes en aidant les personnes en déplacement ?

« J'aidais un groupe de personnes qui étaient en état critique. Nous avons appelé une ambulance. Nous savions bien sûr que l'ambulance viendrait avec des gardes-frontières, mais il nous était impossible de laisser ces personnes sans soins médicaux, et ce, malgré l'attitude des autorités envers les migrants. Un groupe est arrivé, c’étaient des gardes-frontières, mais ils n'avaient pas d'insignes. Ils ont commencé à nous menacer. Ils ont dit que nous étions là illégalement, que nous étions des passeurs. Ils étaient également très hostiles envers les réfugiés. Nous avions l'impression d'être pris au piège. Nous avions peur, pas pour nous, mais pour ces gens, peur qu'ils soient à nouveau renvoyés dans la forêt. »

Zosia

« Des gens ont eu des problèmes parce qu'ils apportaient leur assistance aux migrants. Une fois, j'ai été accusé de "soutenir des terroristes et d'agir à l’encontre de l'Etat polonais". Quelqu’un qui entretenait les chemins de forêt a été arrêté par des militaires en uniforme et interrogé. La maison de quelqu'un d’autre a été bombardée d'œufs. En dehors de la zone, des militants d'extrême droite se sont rassemblés devant la maison d’une famille qui aidait les réfugiés, mais heureusement, ils n'ont agressé personne. Ils essayaient juste de les intimider ».

Marek

« Ma famille a subi des agressions verbales pour avoir apporté notre assistance. Ils ont dit que nous agissions à l’encontre de l'Etat polonais. Au début, ils ont essayé de nous dire que c'était illégal d'aider, pour nous intimider. [...] Il y a des gens qui, idéologiquement, "défendent les frontières de leur patrie", ceux qui sont en faveur de la présence de l’armée, qui croient que les gens dans la forêt sont des criminels. » 

Sylwia

Que les volontaires locaux soient vilipendés et intimidés pour les empêcher d'apporter leur aide est tout à fait inacceptable

Frauke Ossig, coordinatrice d'urgence MSF pour la Pologne et la Biélorussie.

Vous avez distribué des biens essentiels aux personnes en déplacement. Les gens de votre communauté soutiennent-ils cette action ?

« Au travers du bouche à oreille, les gens de mon village savent ce que nous faisons. Mais nous n'en parlons pas et je ne peux qu’imaginer ce qu'ils en pensent. Mais d'un autre côté, nous avons reçu un soutien incroyable de nos amis, dont beaucoup sont venus ici pour nous aider. Beaucoup sont allés dans la forêt avec nous pour livrer des vivres aux personnes coincées là-bas. C'est très important pour moi, quand je vais dans la forêt, de sentir que je ne suis pas seule. Je ne le fais pas seule, nous sommes un très grand groupe de personnes à le faire. »

Zosia

« Ce qui m'a surpris, c'est que la famille avec laquelle nous avons passé Noël ne nous a même pas posé de questions sur la situation à la frontière. Les gens se défilent, ils ne veulent pas bousculer leur tranquillité. Ils avaient l'occasion de nous demander, nous qui vivons dans une zone contrôlée et pourtant personne ne l’a fait. »

Marek

« La communauté est une fois de plus divisée entre ceux qui sont heureux de la présence des militaires qui défendent la frontière et ceux qui ne peuvent rester indifférents. Les autorités voudraient que personne ne parle et que tout le monde s'assoie tranquillement et fasse semblant de ne rien voir. »

Sylwia

Père tenant son enfant emmitouflé dans des couvertures.

Un père irakien tient son enfant, emmitouflé dans un sac de couchage qu'ils ont reçu des volontaires polonais (de l'ONG Fundacja Ocalenie) soutenant les migrants à la frontière. Narewka, Pologne, 11 octobre 2021

© Maciej Moskwa/Testigo

Les enfants comprennent-ils ce qui se passe ? Comprennent-ils pourquoi il y a tant de forces de sécurité dans votre village ?

« Je ne pense pas que ma fille comprenne tout. Une fois, elle est revenue du jardin d'enfants et nous a dit que nous étions censés aider les soldats, que les réfugiés jetaient des pierres vers son jardin d'enfants, et que les réfugiés étaient de mauvaises personnes. Mon mari a essayé de lui expliquer que ce n'était pas vrai, mais elle ne voulait pas l'écouter. J'ai donc dû lui dire beaucoup de choses que je ne lui aurais pas dites, car je ne suis pas sûre qu'une petite fille doive savoir qu'il y a des enfants dans la forêt. J'ai dû lui dire parce qu'elle m'a posé beaucoup de questions. Elle n'a pas peur des soldats, je pense que mon fils de 11 ans a plus de problèmes avec ça. Il a aussi entendu beaucoup de choses horribles à l'école et comme il comprend mieux, je pense que c'est difficile pour lui de nous entendre parler de cadavres Mais c'est impossible pour lui de ne pas entendre toutes ces choses en vivant dans une petite maison avec de nombreux militants qui entrent. Il est comme un jeune adulte, il comprend beaucoup de choses. »

Zosia

« Je n'ai pas moi-même de jeunes enfants, mais j'entends parler d'autres qui dessinent des postes de contrôle et des tanks. Je vois des terrains de jeux détruits par des équipements militaires et des voitures de l’armée garées juste à côté des écoles et des jardins d'enfants. Un de mes amis, un jeune père qui a beaucoup de mal à expliquer à ses enfants ce qui se passe, pense que nous sommes responsables du traumatisme de nos enfants, dans le sens où nous ne les avons peut-être pas assez protégés. Mais je me demande comment nous aurions pu mieux le faire avec tout ce qui se passe... »

Sylwia

Est-ce que vous et les habitants des villages de la zone réglementée bénéficiez d'un soutien psychologique pour faire face à cette situation ?

« Mon fils parle à un psychologue, il y est allé deux fois et même s'il n'en parle pas beaucoup, je pense que c’est bien qu’il ait ce soutien. C'est gratuit, nous avons un soutien pour nous et pour les enfants, et c'est facile à en bénéficier. »

Zosia

« Je connais plusieurs personnes qui ont été traumatisées en voyant des familles se cacher dans les buissons, en les voyant être arrêtées par les gardes-frontières et en découvrant plus tard qu'elles avaient été emmenées à nouveau derrière les barbelés... Les personnes qui travaillent en coopération avec le Groupe frontière (Grupa Granica) ont accès à une assistance psychologique gratuite. Le Groupe frontière aide les volontaires de la région. Sans eux, la situation serait très difficile. »

Marek

« Il n'y a pas eu de soutien systématique du côté de la municipalité, ni informatif, ni psychologique... En dehors de la zone réglementée, il y a eu des séances avec des psychologues : des sessions de groupe et même des consultations individuelles. L'offre était transmise via des publications sur Facebook, indiquant une liste de psychologues et de psychiatres prêts à aider les personnes souffrant de stress mental. »

Sylwia

Que faut-il faire, selon vous ?

« La chose la plus importante est que le gouvernement arrête les refoulements. Et nous avons besoin que le gouvernement change la loi et se réveille. Il faut que les gens commencent à réfléchir à ce qui se passe ici, et que les grosses organisations interviennent dans la zone malgré les interdictions légales actuelles. Il est scandaleux que les organisations acceptent ces restrictions. C’est contraire à la loi de laisser les gens mourir dans la forêt ».

Zosia

« Nous avons besoin d'une décision du gouvernement et des gardes-frontières qui permette d'apporter une assistance médicale et juridique à celles et ceux qui en ont besoin, conformément aux valeurs de notre civilisation et dans le respect des droits humains. Nous voulons également une décision et la fin des restrictions de mouvement pour les résidents locaux, et la fin de la militarisation extrême de la zone frontalière. »

Marek

« Nous voulons que les refoulements cessent. Nous espérons que les ordres venus d'en haut vont changer et que les gens ne seront pas rejetés et abandonnés dans la forêt. Nous devons laisser entrer l'aide des organisations professionnelles, comme celle des organisations médicales, et les médias aussi. »

Sylwia


« Je tiens à remercier toutes les personnes qui nous soutiennent. Chaque personne qui nous envoie des choses fait partie de ce grand réseau d'aide, et ce n'est qu'ensemble que nous pouvons faire tout ce que nous faisons. »

Zosia

« Nous ne voulons pas que les gens meurent dans la forêt. Nous ne voulons pas qu'ils meurent derrière nos grillages barbelés. Nous voulons aider les gens dans le besoin, peu importe d'où ils viennent. Nous avons été élevés avec certaines valeurs et nous devons vivre en fonction de ces valeurs et aider ceux qui sont dans le besoin. »

Marek

« Nous avons besoin d'un couloir humanitaire, nous avons besoin de soutien pour informer les gens, chez nous et dans le monde entier, de ce qui se passe réellement ici. Les personnes au pouvoir et celles qui donnent des ordres doivent voir les migrants comme des personnes, et leur offrir dignité et respect. Ces responsables doivent les voir uniquement comme des personnes dans le besoin. »

Sylwia

*Noms modifiés.