Entretien avec Christophe Biteau, Chef de mission MSF en Libye
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Chef de mission pour Médecins Sans Frontières (MSF), Christophe Biteau est en poste en Libye depuis septembre 2017.
Sur la base des activités menées auprès des migrants et réfugiés dans les centres de détention de Khoms et Misrata et dans la région de Bani Walid, il partage son analyse sur la situation actuelle en Libye.
Depuis la fin 2017, les annonces pour mettre fin au calvaire des migrants et réfugiés en Libye se sont multipliées de la part de responsables européens et africains, mais aussi libyens. Ont-elles été suivies d’effet ?
La principale mesure a surtout consisté à intensifier les retours dits « volontaires » dans le pays d’origine depuis la Libye qui sont facilités par l’OIM. Il faut distinguer deux situations: les migrants détenus dans les centres dits officiels et ceux retenus, kidnappés, dans des prisons clandestines. La première catégorie représentait près de 17 000 détenus au mois de novembre dernier. Ces opérations dites « d’évacuation d’urgence » se déroulent depuis des mois pour cette première catégorie. Environ 15 000 personnes ont ainsi été rapatriées depuis novembre 2017. C’est un développement positif pour permettre à celles et ceux coincés en Libye de rentrer chez eux lorsque c’est vraiment leur souhait.
On doit tout de même questionner la nature volontaire de ces rapatriements dans le cadre d’une détention arbitraire et qui ne laisse aucun autre choix aux personnes concernées… Du côté du HCR, à peine plus d’un millier de personnes, considérées comme parmi les réfugiés les plus vulnérables, ont pu être évacuées, principalement vers le Niger en attente d’un pays tiers pour les accueillir. Il y a plus de 50 000 personnes enregistrées auprès du HCR en Libye, principalement originaires de Syrie et installées depuis quelques temps en Libye. Mais les réfugiés et demandeurs d’asile font aussi partie des exilés en route à travers la Libye, qui sont invisibles, se retrouvent capturés, détenus, voire tués. Leur nombre total est difficile à estimer, certains observateurs parlent de 700 000 migrants, réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays.
Qu’est-ce qui a changé sur le terrain?
Le principal changement constaté est ainsi la baisse du nombre de détenus dans les centres de détention officiels: 4 à 5 000 personnes aujourd’hui. Cela rend les conditions de détention un peu moins insoutenables qu’il y a six mois, notamment par rapport aux problèmes liés à la surpopulation. Mais des pans entiers de la problématique ne sont pas adressés, et la très faible représentation internationale des organisations dans le pays, concentrée quasiment exclusivement à Tripoli, les rend aveugles. Nos équipes, qui apportent des soins et du soutien dans plusieurs centres de détention en Libye, rencontrent des détenus qui nous disent qu’ils attendent toujours d’être pris en charge, qui ne savent pas ce qu’il va leur arriver. Les graffitis sur les murs de leurs cellules en témoignent partout.
Surtout cela ne met absolument pas fin au calvaire que subissent migrants et réfugiés en Libye, qui se passe aujourd’hui majoritairement hors des centres de détention officiels. Et ceux qui, au péril de leur vie, tentent de quitter la Libye en traversant la Méditerranée, continuent d’être ramenés, avec le soutien des Etats européens, dans ce pays où ils sont exposés à toutes sortes de violences.
Justement, prenons le cas d’un jeune homme ou femme qui traverse la Méditerranée pour tenter de rejoindre l’Europe, et dont l’embarcation est interceptée par les garde-côtes libyens. Qu’est-ce qu’il se passe pour cette personne aujourd’hui ?
Les personnes interceptées en mer par les garde-côtes libyens sont débarquées sur la côte libyenne, et transférées dans des centres de détention. Il y a douze sites de débarquement auxquels ont accès des équipes du HCR et de l’OIM qui se les partagent et réalisent un screening médical. Les rescapés sont ensuite emmenés et en théorie transférés dans les centres de détention, sans attention spécifique aux personnes les plus particulièrement vulnérables. Celles-ci devraient bénéficier pourtant d’un traitement spécifique dès cet instant et éviter la détention arbitraire qui les fragilise encore davantage. Or, nous continuons de voir de jeunes enfants dans les centres de détention emmenés là après que leur embarcation ait été interceptée en mer. Il faut aussi garder en tête la porosité qui peut exister entre les réseaux officiels et ceux plus officieux et clandestins. Tout est possible, et une personne qui est ramenée en Libye depuis la mer peut très bien se retrouver à nouveau très rapidement dans les mains de trafiquants: pour certains les tortures vont recommencer.
Je viens de passer 2 mois, 3 semaines, 1 jour et 12 heures en enfer
Pour beaucoup de gens, être rapatrié dans le pays qu’ils ont quitté n’est pas une option, et les réseaux criminels sont la seule alternative disponible pour espérer trouver un refuge et une vie meilleure en Europe. Ces réseaux que l’Europe prétend démanteler ont un monopole sur l’organisation des mouvements des populations les plus vulnérables parce qu’il n’y pas d’autre alternative. Pourquoi les Erythréens, dont les demandes d’asile sont acceptées à 90% en Europe, sont-ils obligés d’entamer un périple aussi dangereux et douloureux ? Tout faire pour maintenir et ramener en Libye les candidats à l’exil booste en fait le trafic.
Quelle est l’ampleur de ce trafic ? On parle d’une industrie du kidnapping et de la torture en Libye. Est-ce toujours le cas ?
Il est impossible pour nous de chiffrer le nombre de personnes détenues dans les prisons clandestines, mais la pratique du kidnapping de migrants, afin d’obtenir, sous la torture, des rançons, est une pratique toujours très actuelle, voire en probable extension. Elle vient se substituer aux revenus des économies locales, notamment impactées par l’absence d’accès aux liquidités dans les banques libyennes. Les survivants qui réchappent des prisons clandestines sont ruinés, financièrement, physiquement et mentalement, et ils ont besoin de temps et de soutien pour s’en remettre, si c’est seulement possible.
MSF n’a pas accès à ces prisons mais intervient auprès de ceux qui en réchappent, notamment à Bani Walid au sein d’un foyer pour migrants, aux côtés d’une ONG locale. Nous leur apportons les premiers soins, certains sont victimes de fractures multiples aux jambes, ont été brûlés, rués de coups de bâton dans le dos. La situation scandalise aussi des acteurs libyens, qui se mobilisent à nos côtés. Il n’est pas possible de déterminer le nombre de migrants et réfugiés qui arrivent en Libye, transitent par Bani Walid et subissent ce calvaire, mais le nombre de rescapés que nous soignons en consultation n’a pas diminué. La semaine dernière l’un d’entre eux, arrivé la veille au foyer, nous disait : « Je viens de passer 2 mois, 3 semaines, 1 jour et 12 heures en enfer ». Leur état nécessite très souvent une hospitalisation, souvent retardée par l’obligation qui nous est faite par les hôpitaux publics de tester au préalable toute maladie infectieuse potentielle. Chaque mois nous fournissons aussi cinquante sacs mortuaires à une ONG locale, qui veut offrir une sépulture décente aux migrants et réfugiés retrouvés sans vie dans la zone de Bani Walid: elle rapporte avoir enterré plus de 730 corps depuis l’année dernière. Mais on ne peut pas conclure que cela correspond au nombre de personnes mortes suite à ces atrocités et aux dangers de la route dans cette zone, le bilan est certainement plus lourd.
© Christophe Biteau/MSF