Témoignage d’Ukraine: déplacé deux fois et à nouveau sur la route
© Jean-Pierre Amigo
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Au lever du jour, le 24 février à Kyiv, je me suis réveillé au son des explosions et des sirènes de raids aériens. Bien au chaud dans mon petit appartement en ville, une angoisse s'est emparée de moi. J'ai su à cet instant que, désormais, ma vie et celle de tant d'autres ne seraient plus jamais les mêmes. Quelque chose d'irréversible venait de se produire : la lueur d'espoir que beaucoup d'entre nous avaient entretenue, malgré la peur d'une guerre imminente, venait d’être violemment anéantie.
J'ai grandi au milieu des plaines et des terrils de charbon, c'est-à-dire ce qu’est aujourd'hui l'est de l'Ukraine. Une grande famille, vivant dans un trois pièces, et de nombreuses soirées à rire autour de salades Olivier et de bortsch. Après avoir étudié à l'école internationale de langues de Gorlivka [au nord de Donetsk], j'ai quitté l'Ukraine pour les Etats-Unis. Finalement, les liens avec ma famille m'ont ramené dans mon pays.
Chassé par la guerre une première fois...
La guerre a éclaté en 2014 et j'ai été contraint de m'installer à Kyiv, où je me suis fait inscrire en tant que « personne déplacée à l'intérieur du pays ». J'ai lentement trouvé mes marques dans la capitale, travaillant pour des organisations de la société civile, puis pour une organisation internationale de lutte contre la pauvreté. J'ai fini par rejoindre Médecins Sans Frontières (MSF). L'objectif de MSF étant d'améliorer l'accès aux soins de santé dans l'est de l'Ukraine, j'y ai vu l'occasion de maintenir des liens avec une région à laquelle je suis resté profondément attaché, même si je continuais à vivre à Kyiv.
La tragédie de l'est de l'Ukraine s'est désormais étendue à l'ensemble du pays. En un temps extrêmement court, des millions de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer. Beaucoup sont déplacées à l'intérieur de l'Ukraine et quelque deux millions sont désormais réfugiées dans les pays voisins. De là où je me trouve actuellement, ils sont tout autour de moi.
La guerre est de retour mais cette fois plus féroce, plus brutale et avec une violence qui, je le crains, nous marquera tous à jamais.
Puis une deuxième
Je suis à nouveau une personne déplacée. Alors que la guerre frappait Kyiv de plein fouet avec des frappes aériennes intenses et des combats de rue, j'ai pris la douloureuse décision de partir. J'étais resté dans la ville même si, dès le premier jour, des centaines de milliers de personnes fuyaient. Pendant quelques jours, je n'ai entendu que le bruit assourdissant des pilonnages, des roquettes et de l'artillerie. Puis un jour, mes collègues m'ont appelé pour me dire que l'un des derniers convois humanitaires allait bientôt quitter Kyiv. J'ai paniqué. J'ai eu la sensation que la ville se vidait de toute vie humaine. A la hâte, j'ai mis quelques vêtements dans un sac, pris les documents les plus importants, je suis monté dans ma voiture et ai quitté Kyiv.
Je suis à présent sur la route – un petit point parmi la vaste et interminable file de personnes qui se pressent vers l'ouest de l'Ukraine. Je me sens perdu et désorienté. Je suis en colère contre cette guerre horrible. Je suis horrifié par les souffrances insensées infligées aux gens et je redoute ce qui va suivre.
Malgré tout, je me sens plus chanceux que nombre de mes collègues de l'est du pays qui vivent actuellement l'enfer. Le siège de Mariupol me remplit de rage. Volnovakha est une ville fantôme, pilonnée par les frappes aériennes. Les écoles, les hôpitaux et les maisons sont endommagés. Tous les progrès réalisés dans l'est de l'Ukraine au cours des années qui ont suivi la guerre de 2014 sont aujourd'hui en ruines.
Ces derniers temps, l'est de l'Ukraine a travaillé à solidifier les institutions et à renforcer les services publics. Même les organisations d'aide ont cessé de fournir une assistance humanitaire pour offrir un soutien au développement. MSF a décidé de ne plus assurer directement des services de santé, mais de soutenir le système de santé afin d'améliorer l'accès aux soins. Nous avons apporté notre appui à un réseau de volontaires en santé communautaire pour aider les habitants des villages éloignés, dont beaucoup sont des personnes âgées, à recevoir diagnostic et traitement rapide pour leurs maladies, et à obtenir des médicaments.
Dans ce contexte radicalement différent, le travail que je faisais auparavant avec MSF n'est plus possible. Beaucoup de mes collègues se trouvent dans la même situation. Mais même dans les circonstances les plus dramatiques, ils et elles travaillent dur pour fournir une assistance médicale d'urgence.
Je veux faire plus pour les soutenir, mais je suis pris dans un tourbillon où les certitudes habituelles de la vie ont disparu. Il faudra une résilience exceptionnelle pour se remettre de ce qui nous a frappé de plein fouet.
© Jean-Pierre Amigo