Témoignage glaçant de Sam Turner, chef de mission en Libye

Tajoura, Libye, 03.07.2019

Libye5 min

« Quand je suis arrivé au centre de détention de Tajoura à 12h45, il y avait une myriade d’ambulances à l’extérieur. Le bâtiment qui avait été touché était quasiment détruit : les murs écroulés, des débris partout… L’endroit où il y avait la cellule n’était plus qu’un immense trou. Il n’y avait plus personne en vie dans cette pièce. J’ai vu des corps partout, des morceaux de corps gisaient dans les débris par terre. Et du sang partout. A un moment, j’ai dû m’arrêter. Je ne pouvais pas m’avancer davantage dans les ruines parce qu’il y avait trop de morts. J’aurais dû enjamber les corps pour aller plus loin.

Certains survivants aidaient à mettre les corps dans des sacs mortuaires, d’autres portaient secours aux blessés. Beaucoup étaient éparpillés à l’extérieur du centre, assis par terre avec leurs rares effets personnels, complètement sous le choc. Je connaissais  le  nom d’un bon nombre des personnes tuées. Je connaissais leurs histoires."

Une nuit gravée à jamais dans leur mémoire

Voici  les mots d’un médecin libyen de MSF après la frappe aérienne meurtrière contre le centre de détention de Tajoura tard dans la nuit du 2 juillet. Une attaque qui a tué environ 60 personnes et en a blessé 70 autres. Cette nuit restera à jamais gravée dans la mémoire de ce médecin – et dans celle de tout le personnel de MSF en Libye – comme un horrible cauchemar. Une nuit où nos pires craintes sont devenues réalité. Des craintes que nous exprimions depuis des mois, avec l’espoir futile que des morts et des souffrances inutiles pourraient être évitées.

Quelques minutes après la frappe aérienne, notre équipe, qui était rentrée d’une visite dans ce même centre de détention à peine quelques heures plus tôt, a commencé à recevoir des coups de fil frénétiques. Les membres de l’équipe  se sont précipités sur les lieux mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose. Les plus de 130 hommes et jeunes garçons innocents qu’ils avaient regardé dans les yeux plus tôt ce jour-là n’avaient aucune chance, enfermés dans une cellule quand l’explosion les a déchirés.

Je m’étais rendu à Tajoura deux mois plus tôt, le 8 mai, le jour où une première frappe aérienne avait touché le centre de détention. Les shrapnels de l’explosion avaient traversé le plafond de la cellule des femmes et frôlé un bébé qui dormait sur un matelas de fortune par terre.
Un chaos qui a continué

Je ne peux pas m’empêcher de penser aux personnes que j’ai peut-être rencontrées lors de mes visites à Tajoura et qui ont été ensevelies dans leur cellule.

Sam Turner

Je me souviens des visages effrayés que j’ai vus en mai, tout espoir pour leur sécurité oublié depuis longtemps. Ils avaient protesté auprès de nous contre leur détention sans fin. Nous avions à notre tour tiré la sonette d’alarme, appelant le gouvernement britannique à s’opposer aux politiques qui piègent des gens dans ces centres, et plaidé pour l’évacuation immédiate et urgente hors de Libye des réfugiés et migrants retenus en détention de manière arbitraire. Nous étions catégoriques : cela devait cesser.

Mais cela a continué. Cette frappe aérienne a été l’incident le plus meurtrier pour des civils depuis le début des combats à Tripoli – causant à elle-seule plus de la moitié des victimes civiles, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la Santé. Au-delà des combats, l’instabilité en Libye expose les réfugiés et les migrants à des risques extrêmes, en proie à l’enfer, aux trafiquants, aux passeurs et à tous ceux qui veulent les exploiter pour leur profit personnel. Ces centres de détention sont des lieux d’incarcération indéfinie dans des conditions effroyables et sans aucune issue. Des lieux où les gens sombrent dans l’oubli.

Grande hypocrisie

Moins d’un pourcent de la population estimée de réfugiés et de migrants en Libye sont en détention dans des centres – environ 5600 personnes au total. Ces derniers jours, nous avons vu des appels plus fermes d’agences de l’ONU et même de l’UE se joindre à la voix de MSF pour réclamer résolument la fin de ces détentions arbitraires. Mais il ne s’agit pas seulement de déverrouiller des portes, donnant une illusion de liberté et permettant aux politiciens de se laver les mains et la conscience de ce problème. Ceux qui sortent de détention les poches vides sont toujours piégés dans le feu croisé d’une guerre qui n’est pas la leur, à la portée de réseaux criminels et faisant face à un avenir précaire et incertain.

En l’absence de solutions appropriées qui offrent un réel espoir, la seule échappatoire est la mer, et c’est ici que réside la plus grande hypocrisie.

Sam Turner

Depuis le début des combats à Tripoli en avril, les garde-côtes libyens soutenus par l’UE ont ramené en Libye quatre fois plus de gens que ceux qui ont été évacués ou réinstallés dans des pays sûrs, selon les chiffres des Nations Unies. Rien que la semaine dernière, 90 personnes interceptées en mer ont été ramenées de force à Tajoura. Le ministre des Affaires étrangères Jeremy Hunt a dénoncé la frappe aérienne sur Twitter, mais ses mots ne valent pas grand-chose tant que les gouvernements de l’UE continuent à soutenir les garde-côtes libyens.

Mettre fin à ce cauchemar

Le carnage de Tajoura était prévisible et aurait dû être évité. La communauté internationale a attendu qu’il arrive et l’a ensuite condamné, promettant des investigations. Mais qui a donné un nom aux morts ? Qui a informé leurs familles ? Qui leur a offert une sépulture digne
Comble du cynisme, malgré l’indignation causée par cette attaque, il y a toujours 193 personnes détenues dans le «cimetière» de Tajoura, leur nombre augmentant chaque jour.
Par respect pour ceux qui ont perdu leur vie, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre un terme à ce cauchemar. C’est le point de départ pour une action concrète. MSF appelle, une fois encore, le gouvernement à soutenir la fermeture immédiate du centre de détention de Tajoura et l’évacuation de tous les réfugiés et migrants de Libye. Le retour forcé des personnes fuyant la Libye doit cesser, ce cycle infernal doit être brisé.

*Ce témoignage a été publié originellement le 18 juillet dans The Independent