Analyser l'impensable: un an après l'attaque de la maternité de Dasht-e-Barchi
© Frederic Bonnot/MSF
Afghanistan8 min
Le 12 mai 2020, la maternité de l'hôpital Dasht-e-Barchi à Kaboul, en Afghanistan, est attaquée. Vingt-quatre personnes sont tuées. Le 15 juin, Médecins Sans Frontières (MSF) annonce sa décision de se retirer de l'hôpital. Pour mieux comprendre les circonstances du drame, MSF a mené un exercice interne d'enquête. La Dr. Isabelle Defourny, directrice des opérations, revient sur les résultats de l’enquête et les leçons à retenir.
Un an plus tard, quel souvenir gardez-vous de ce qui s'est passé à la maternité de Dasht-e-Barchi ?
Je me souviens des premiers jours, de notre compréhension progressive de la façon dont ce massacre avait été perpétré : les assaillants ont délibérément et méthodiquement tué des mères et des femmes enceintes, dans leur lit, les unes après les autres. Une attaque aussi horrible dans une maternité n'a pas de précédent, ni en Afghanistan ni dans les 50 ans d'histoire de MSF. Jamais nous n'aurions pensé que la violence pouvait se déchaîner sur des femmes au moment où elles sont le plus vulnérables : en accouchant. Il y a une signification symbolique insupportable dans cet acte de violence.
S'ensuivirent des jours et des semaines d'activité intense, au cours desquels nous avons fait de notre mieux pour apporter notre soutien - y compris des soins de santé mentale - aux blessés, aux familles des victimes et à notre personnel.
Quelques semaines plus tard, nous avons dû faire le choix difficile de nous retirer de Dasht-e-Barchi. Nous savions que nous laisserions derrière nous des besoins énormes. Pour de nombreuses femmes du quartier, notre maternité était une ressource indispensable ; 16 000 accouchements y avaient eu lieu rien qu'en 2019. Mais nous ne pouvions pas poursuivre notre activité après ce qui s'était passé.
Pourquoi MSF a-t-elle mené une d'enquête ?
Cela fait partie de nos pratiques habituelles après des événements sécuritaires aussi graves.
D’une part, cela permet de décrire aussi précisément que possible la chronologie et la description de l'attaque. Une enquête permet aussi d’analyser les éléments qui ont permis à un tel événement de se produire et ce qui aurait pu être fait pour l'éviter. Cet exercice a permis de réévaluer l'environnement et notre positionnement dans un contexte donné, la manière dont les risques de sécurité étaient évalués et gérés. Nos conclusions devaient aussi être utile pour les autres activités existantes de MSF en Afghanistan.
D'autre part, c'est une sorte de devoir envers les victimes, mais aussi les survivants et notre personnel en Afghanistan et au-delà, d'essayer de comprendre ce qui s'est passé. C'est pourquoi, même si nous savions à l'avance que nous ne pourrions pas obtenir toutes les réponses à nos questions, il était important et nécessaire de réaliser cet exercice.
Comment se mène une telle investigation ?
Des entretiens ont été menés avec le personnel de MSF et d'autres témoins présents sur le site ou dans les environs de la maternité, ainsi qu'avec les parties prenantes externes concernées au niveau national et international. Au total, 38 témoins et 45 parties prenantes externes et experts ont été interviewés par MSF.
Nous avons également examiné des éléments matériels et factuels, ainsi que des éléments accessibles au public, tels que des déclarations dans les médias et sur les médias sociaux.
Qu'est-ce que ces recherches vous ont permis d'établir ?
Tout d'abord, il nous a permis de rassembler et de vérifier certains éléments, qui se sont avérés compliqués durant les premières semaines suivant l'attaque, et de confirmer certaines informations. Au total, 24 personnes ont été tuées selon les sources officielles, dont une de nos sages-femmes, Maryam, 16 mères et deux enfants âgés de 7 et 8 ans. Six membres du personnel MSF, un nouveau-né et un soignant ont également été blessés. Cette enquête a également confirmé que les protocoles de sécurité existants ont limité le nombre de victimes parmi le personnel et les patients de MSF. Par exemple, plus de 90 personnes ont pu se réfugier dans les chambres sécurisées de la maternité.
Cependant, pour certaines des questions clés - notamment l'identité des auteurs de ce massacre, et leurs motivations - aucune conclusion solide ou certitude n'est ressortie de cet exercice.
En savez-vous plus sur les auteurs de l'attentat et leurs motivations ?
Personne n'a revendiqué la responsabilité de cette attaque. Immédiatement après, les autorités afghanes ont publiquement accusé les talibans - ou l'Émirat islamique d'Afghanistan - qui ont réfuté et condamné cette accusation, tandis que dans les médias, des représentants de gouvernements étrangers ont accusé l'État islamique - Province de Khorassan (IS-K-P). Toutefois, aucune preuve n'a été rendue publique pour étayer ces affirmations. Depuis lors, MSF n'a reçu que des informations orales selon lesquelles une enquête afghane sur l'attaque est en cours.
Notre processus d'enquête ne nous a pas permis de déterminer avec certitude l'identité des auteurs de l'attaque et leurs motivations.
Toutefois, l'hypothèse la plus probable est que l'attaque a été commise par au moins deux membres du groupe armé IS-K-P. Certaines sources ont mentionné le soutien d'autres groupes armés, ce que notre enquête n'a pu confirmer ou infirmer.
Même si nous ne savons pas qui est responsable, l'exercice suggère que les raisons de cette attaque pourraient être liées à une forme de représailles vis-à-vis des autorités afghanes. Dans cette hypothèse, les femmes enceintes auraient été ciblées parce qu'une semaine avant cette attaque, trois femmes, dont deux femmes enceintes, avaient été tuées lors d'une opération militaire menée par les forces militaires afghanes contre l'IS-K-P.
Toutefois, cela n'exclut pas la possibilité que les femmes et les femmes enceintes aient été ciblées en tant que membres de la communauté hazara - cette attaque s'inscrit dans une longue série d'attaques menées ces dernières années contre cette minorité, notamment dans le quartier de Dasht-e-Barchi.
MSF était-elle visée ?
Notre exercice d'enquête n'a donné aucune indication que MSF, en tant qu'institution, ait été directement visé. Cependant, nous ne pouvons pas exclure que la présence de MSF dans cette maternité ait pu jouer un rôle dans le choix de la cible.
En tout état de cause, les premières cibles de cette attaque ont été les femmes enceintes et les femmes en couches dans une maternité que nous gérons. Nous savons que les assaillants se sont directement dirigés vers la maternité. Deux enfants qui étaient venus pour une vaccination de routine et un autre soignant ont également été abattus lors de l'attaque.
Si MSF n'était pas directement visé, pourquoi ne pas reprendre vos activités à la maternité de Dasht-e-Barchi ?
Nous ne pouvons pas travailler dans un environnement où les patients et le personnel médical sont pris pour cible et où nous ne pouvons pas empêcher qu'un tel massacre se reproduise.
Cette attaque a clairement visé des femmes enceintes dans une maternité gérée par MSF. Et l'exercice d'enquête a confirmé qu'aucune des différentes parties avec lesquelles nous avons des relations en Afghanistan ne nous a donné d'alerte spécifique à ce sujet.
Qu'est-ce que cela signifie pour la présence de MSF en Afghanistan ?
Notre volonté de continuer à travailler en Afghanistan est motivée par les besoins médicaux criants de la population afghane. Cela est particulièrement vrai dans le contexte de la pandémie de Covid-19, à un moment où la présence militaire internationale, qui dure depuis 20 ans, touche à sa fin et où les dynamiques politiques internes changent. Mais notre travail ne peut se poursuivre que si des conditions minimales de sécurité sont assurées pour nos patients et notre personnel.
Lorsque MSF est retourné en Afghanistan il y a 12 ans - après s'être retiré en 2004 suite au meurtre de cinq de nos collègues - nous savions qu'il s'agissait de l'un des pays les plus dangereux où travailler. À l'époque, notre analyse était qu'il était possible de créer un espace de travail sûr pour nous, en renouvelant notre engagement avec les différentes parties concernées. Après l'attaque de notre hôpital à Kunduz et celle de la maternité de Dasht-e-Barchi, nous devons admettre que ce n'est pas le cas. Dans ces deux attaques, 66 personnes ont été tuées - de loin le plus grand nombre de victimes dans nos programmes à travers le monde au cours des six dernières années. Notre organisation ne peut accepter l'idée d'intégrer la perte de notre personnel ou des patients que nous traitons comme faisant partie de notre travail. Nous conservons notre liberté de nous retirer et d'arrêter nos activités lorsque nous pensons que des attaques aussi graves risquent de se répéter
Bien que les dynamiques sécuritaires et politiques soient différentes d'une région à l'autre, globalement, notre présence dans le pays reste aujourd'hui contrainte et limitée. Nous poursuivons notre travail en intervenant uniquement dans les zones où nous pensons pouvoir construire une position solide, en examinant constamment le contexte et les incidents de sécurité, en réduisant l'exposition de notre personnel, en particulier à Kaboul et en renforçant notre engagement auprès de toutes les parties locales qui acceptent de dialoguer avec nous.
MSF travaille en Afghanistan depuis 1980 et gère aujourd'hui cinq projets dans cinq provinces : Helmand, Herat, Kandahar, Khost et Kunduz. En 2020, les équipes MSF ont assuré 112 453 consultations aux urgences, assisté 37 898 accouchements et entrepris 5 669 interventions chirurgicales majeures.
© Frederic Bonnot/MSF