«Nous avons soigné des civils, des rebelles mais aussi des soldats de l’armée syrienne»
© MSF
7 min
Un chirurgien raconte sa mission dans un hôpital de fortune installé dans une grotte, dans le nord de la Syrie.
Le Dr Martial Ledecq, chirurgien belge, rentre d’une mission d’un mois passé dans une des quatre structures médicales de fortune mises en place par MSF dans le nord de la Syrie. Depuis fin juin 2012, les équipes sur place ont soigné plus de 2 500 patients et réalisé quelque 550 opérations chirurgicales.
Pouvez-nous nous expliquer votre travail en Syrie?
J’ai travaillé un mois en tant que chirurgien dans un hôpital de fortune mis en place par MSF dans le nord de la Syrie. Notre structure était composée d’un bloc opératoire et de dix lits pour répondre aux urgences chirurgicales, mais aussi offrir des consultations à la population locale. En un mois, nous avons réalisé environ 70 interventions au bloc opératoire, soit un peu plus de deux par jour. Il s’agit bien d’une goutte d’eau dans l’océan de misère médicale dans lequel la Syrie est plongée aujourd’hui. Certains jours, quelques cas mineurs étaient pris en charge. Puis soudainement, nous étions confrontés à une arrivée massive de blessés. Hormis quelques urgences chirurgicales normales, ces interventions ont toutes été réalisées sur des patients souffrant de blessures liées à la violence: blessures par balle ou par éclats d’obus, fractures ouvertes, blessures causées par des explosions… Parmi ces patients, outre des femmes et des enfants, il y avait des combattants appartenant à différents groupes d’opposition, mais également aux forces gouvernementales.
Quels sont les autres options de prise en charge pour la population?
Lorsque pour des raisons de sécurité, la frontière turque était inaccessible, notre centre chirurgical était le seul qui fonctionnait dans la région. Déjà avant le conflit, la population de cette zone rurale, avec peu d’accès aux soins, était obligée de faire un de longs trajets pour trouver quelques ressources médicales dans un centre urbain. Le conflit a rendu ces déplacements impossibles. C’est pourquoi nous avons été, par exemple, amenés à réaliser au cours du séjour deux césariennes d’urgence.
Dans quelles conditions avez-vous travaillé?
Les conditions étaient difficiles. Nous travaillions dans une vaste grotte qui avait été aménagée pour entreposer des fruits, des légumes ou du carburant. Le défi a été d’y créer les conditions nécessaires à la mise en place d’une véritable unité médicale et chirurgicale. Il a fallu y amener l’eau, l’électricité, garantir des conditions de stérilité optimales. Nous avons également installé une tente hermétique gonflable pour accueillir le bloc opératoire. Dans des circonstances a priori très défavorables, nous avons réussi à créer une structure de soins dans une région très rurale au pied d’une colline. Cet énorme défi logistique a été relevé avec succès.
Comment vous êtes-vous débrouillé avec des ressources limitées?
Le principal défi a été la prise en charge d’un afflux important de blessés dans un laps de temps très court, dans un espace limitée et avec du personnel restreint. Dans ces conditions, il devient difficile d’appliquer les principes de réponse à une telle situation pourtant bien codifiés chez MSF. Le triage des blessés, qui définit les priorités médicochirurgicales, s’est avéré souvent problématique dans une structure ne comportant qu’une seule salle d’opération, un seul anesthésiste et un seul chirurgien.
Une autre contrainte a été de travailler avec du matériel acheté sur le marché local dont la qualité est inférieure aux standards MSF. À ce moment, nous n’avions en effet aucune licence d’importation. Par contre, notre atout principal a été la remarquable collaboration du personnel syrien qui s’est joint à nous et la bonne entente qui prévalait dans l’équipe expatriée.
Quel est, selon vous, le principal enjeu de ce type d’intervention?
Malgré notre volonté d’offrir les mêmes services de l’autre côté de la ligne de fracture qui divise la Syrie aujourd’hui, notre unité de soins est installée dans une zone contrôlée par des groupes armés d’opposition. Comment justifier qu’une agence humanitaire, qui met si fortement en avant son caractère neutre et impartial, puisse unilatéralement se situer d’un seul côté du conflit ? Tel était pour moi l’enjeu humanitaire de ce type d’intervention. Cependant, même si MSF n’intervient aujourd’hui que d’un côté du conflit, on ne désobéit pas à nos principes humanitaires. Outre de nombreux civils, nous avons en effet soigné des combattants rebelles blessés, mais aussi des soldats de l’armée syrienne qui avaient été faits prisonniers. Il a fallu constamment diffuser les principes élémentaires du droit humanitaire auprès de nos interlocuteurs.
Vous êtes vous senti en danger?
De temps en temps, oui, quand un hélicoptère vole au-dessus de nos têtes, pendant une vingtaine de minutes, on a le temps de se demander ce qui peut arriver. Un jour, une bombe est tombée à 60 mètres de notre unité de campagne. À ce moment, j’étais en train d’opérer. Dans ces moments-là, on est très concentré et on se rend sans doute moins compte de la réalité du danger.
Quel est le niveau de violence contre la population?
Je ne sais pas si on peut quantifier la violence. On a vu toutes sortes de blessures. Un homme est arrivé avec une balle dans la tête, un autre avec une balle dans la bouche. Un prisonnier blessé était dans un état d’esprit invraisemblable et, lorsqu’il était installé sur notre table d’opération, il nous suppliait encore d’épargner sa vie! La guerre n’est jamais jolie.
Et les victimes collatérales ?
Il y a effectivement des civils qui sont les victimes directes ou indirectes du conflit. Victime directe comme cette vieille dame blessée à la jambe par un éclat de bombe… Il y a des barils remplis de bombes qui tombent au hasard, parfois dans les vergers sans faire de victimes, mais aussi sur les maisons. Quand j’étais là bas, trois enfants sont morts sous les décombres d’une maison touchée. A l’extérieur, quatre adultes ont été brûlés et criblés d’éclats. Les cris de révolte et de désespoir de la mère des trois enfants résonnent encore dans ma tête. Ce genre d’histoire est arrivé deux fois. Et puis, il y a les victimes indirectes, comme ces deux petites filles brûlées dans l’incendie de leur maison, éclairée à la chandelle parce qu’il n’y a plus d’électricité depuis le début du conflit. L’une est décédée, l’autre restera défigurée à jamais. Il n’y aurait pas eu cette coupure d’électricité dû au conflit, ceci ne serait jamais arrivé.
Dans ce conflit très polarisé, comment faire respecter la neutralité des structures MSF?
Si la violence est contagieuse, la bienveillance envers chacun l’est tout autant. Que ce soit par un dialogue formel avec l’un ou l’autre responsable des groupes armés ou par des soins quotidiens dispensés avec la même attention envers tous les patients, quels que soient leurs opinions politiques ou religieuses, nos collaborateurs syriens ont rapidement compris que nous étions neutres dans ce conflit. Malgré le contexte très polarisé, il a été possible de faire de notre espace de soins une structure paisible où s’expriment des gestes de solidarité simples et de redonner une dignité aux blessés, d’où qu’ils viennent.
© MSF