«J’ai vu beaucoup de cadavres sur mon chemin» – Récits de l’afflux massif de blessé·e·s soudanais·e·s dans l’est du Tchad.
© MSF/Mohammad Ghannam
Soudan12 min
Lorsque le conflit actuel au Soudan a éclaté à la mi-avril, la région du Darfour était déjà en proie aux violences, notamment inter-ethniques. Les combats qui ont d'abord éclaté à Khartoum entre les forces armées soudanaises (SAF) et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF) ont ravivé les lignes de fracture entre les communautés au Darfour occidental, en particulier dans la ville d'El Geneina.
Affrontements, violences intercommunautaires et attaques à grande échelle contre les civil·e·s ont poussé des centaines de milliers de personnes à fuir de l'autre côté de la frontière, à Adré, dans l'est du Tchad. Présentes à Adré depuis 2021, les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) ont considérablement intensifié leurs activités médicales pour contribuer à répondre à l’afflux massif et rapide de réfugié·e·s et de blessé·e·s. Dans les témoignages recueillis ces dernières semaines, de nombreux patient·e·s pris en charge dans l’unité chirurgicale d’Adré ont déclaré avoir été victimes de milices arabes à l'intérieur d'El Geneina et pendant leur fuite vers le Tchad. Ils et elles affirment avoir été pris·e·s pour cible en raison de leur appartenance ethnique Masalit.
« On ne s’attendait pas à un si grand nombre de blessé·e·s »
Fin mai – début juin, les violences s’intensifient dans le Darfour occidental, mais les blessé·e·s qui en réchappent n’arrivent qu’au compte-goutte dans l’unité d’urgence chirurgicale montée dans l’hôpital d’Adré par les équipes de MSF avec le ministère de la santé tchadien. Les détonations et les panaches de fumée rappellent quotidiennement que des combats se déroulent parfois à proximité immédiate de la frontière.
Le 2 juin, un total de 72 blessé·e·s avait ainsi été pris en charge à l’hôpital. La majeure partie d’entre eux, blessé·e·s par balle, avait pu quitter la ville de Masterei et ses environs, au sud d’El-Geneina, pour rejoindre la ville tchadienne de Goungour d’où ils et elles étaient examiné·e·s et référé·e·s par les soignant·e·s du ministère et de MSF. Des informations faisaient état de centaines voire des milliers de blessé·e·s bloqué·e·s dans l’impossibilité d’accéder à des soins médicaux vitaux, les structures médicales côté Darfour manquant de tout pour fonctionner lorsqu’elles n’avaient pas été pillées ou détruites. Principale voie de commerce et de circulation, la route reliant Adré à El Geneina, la capitale du Darfour occidental située à une trentaine de kilomètres plus à l’est, était alors fermée.
Puis tout s’accélère le 15 juin lorsqu’après deux mois d’isolement presque complet, des habitants d’El Geneina parviennent à s’enfuir pour rallier Adré. 261 blessés de guerre sont reçus à l’hôpital au cours de cette seule journée.
Pour le Dr Papi Maloba, seul chirurgien MSF présent à Adré à la mi-juin, cette journée avait commencé de manière tout à fait habituelle : après avoir effectué le tour des patient·e·s et sélectionné celles et ceux qui devaient passer au bloc, il était en train d’opérer un jeune garçon avec son équipe.
Il raconte : « Et les appels ont démarré : " Venez, venez, il y a des patient·e·s qui arrivent de partout ! " J’explique à mes collègues qu’on ne peut pas quitter ce patient avec l’abdomen ouvert. Au bloc, tout était calme, mais dehors il régnait une grande agitation. Il y avait les véhicules de la force mixte tchado-soudanaise qui amenaient des patient·e·s. Il y avait les équipes MSF qui amenaient des patient·e·s. D’autres qui arrivaient portés par des proches ou sur des charrettes tirées par des ânes. On ne savait plus par quel bout commencer. Les blessures étaient graves : à l’abdomen, au thorax, au niveau des membres inférieurs, et aussi surtout au niveau des fesses et du dos. Notre travail était de trier les blessé·e·s qui étaient les plus graves, les examiner et les prioriser pour passer au bloc. »
Et en un clin d'œil, en moins de deux heures, l'hôpital s'était transformé en un véritable camp. On ne savait plus où placer les patient·e·s qui continuaient d’affluer. On savait bien que si la route avec El Geneina s’ouvrait, s’il y avait des négociations qui aboutissaient pour ouvrir un corridor qui laisserait passer des patient·e·s d’El Geneina, du monde arriverait à Adré et on s’était préparés. Mais on ne s’attendait pas à un si grand nombre de blessé·e·s d’un coup. Nous pensions que le lendemain allait être un peu plus calme, que ça nous permettrait de bien planifier les choses. Ça a été pire parce que le lendemain, nous avons reçu près de 400 nouveaux·elles blessé·e·s.
Cet afflux massif de blessé·e·s sonne la mobilisation générale à Adré : il faut faire de la place, ériger des tentes, trouver des renforts. Les habitant·e·s de la ville apportent à manger aux patients et aux réfugié·e·s. Les soignant·e·s en repos sont rappelé·e·s, le médecin chef de l’hôpital, le major de la pédiatrie, et plusieurs personnels du ministère de la santé prêtent main forte au sein de l’unité d’urgence chirurgicale tandis que l’ONG Première Urgence Internationale s’occupe des blessé·e·s « verts », celles et ceux dont le pronostic vital n’est pas immédiatement engagé.
Plus de 850 blessé·e·s de guerre en trois jours
Avec 858 blessé·e·s reçus entre le 15 et 17 juin, dont 387 durant la seule journée du 16 juin, cet afflux de blessé·e·s à l’hôpital d’Adré est l’un des plus importants, en termes de volume, sur lesquels nos équipes ont été mobilisées. Les jours suivants, 46 blessé·e·s se sont présenté·e·s en moyenne chaque jour aux urgences. Du 25 juin à fin juillet, cette moyenne est descendue à dix patient·e·s par jour environ.
La grande majorité des patient·e·s reçus aux urgences entre le 15 et le 17 juin a été blessée par balle avec des traumatismes multiples, notamment au niveau de l’abdomen, du dos, des jambes. Ce sont principalement des hommes, et dans une plus faible proportion des femmes et des enfants. Le plus jeune blessé hospitalisé avait deux mois, le plus âgé plus de soixante-dix ans.
Environ 47% ont été évalués comme des « cas verts », c’est-à-dire des personnes qui présentent des lésions n’engageant pas immédiatement le pronostic vital, et peuvent se mouvoir. 49,5% étaient des « cas jaunes », des blessé·e·s avec des lésions sévères mais dont l’état général permet d’attendre sans aggraver le pronostic de manière critique. 3,4% ont été considérés « cas rouges », c’est-à-dire en urgence absolue nécessitant une prise en charge très rapide.
Sept patient·e·s étaient déjà décédé·e·s à leur arrivée. Les patient·e·s souffrant de fractures ouvertes et nécessitant des soins chirurgicaux orthopédiques alors indisponibles à l’hôpital d’Adré ont été référé·e·s vers des hôpitaux à Abéché. La forte proportion de cas « verts » et « jaunes » suggère que ce sont les blessé·e·s suffisamment stables pour entreprendre ou continuer le voyage jusqu’au Tchad qui ont pu bénéficier de notre prise en charge, tandis que de nombreux·euses autres dans un état plus critique sont certainement resté·e·s à l’arrière. 62 femmes enceintes faisaient partie de l’afflux de blessé·e·s survenu du 15 au 18 juin, principalement victimes de blessures par balles mais aussi de coups et d’autres agressions.
A quelques exceptions près, les blessé·e·s pris·e·s en charge à l’hôpital d’Adré font partie du groupe ethnique des Masalit, une communauté non arabe du Darfour, qui vit entre le Tchad et le Soudan. Une forte communauté Masalit était déjà présente à Adré, expliquant en partie le choix de leurs compatriotes fuyant les violences d’y chercher refuge. Dans cette configuration, les récits qui nous ont été partagés reflètent l’expérience de la population civile Masalit d’El Geneina, une expérience qui ne saurait représenter l’ensemble des habitant·e·s du Darfour occidental ni même d’El Geneina.
Des témoignages décrivant des violences basées sur l’appartenance ethnique
De très nombreux patient·e·s racontent avoir été victimes de milices arabes à l’intérieur d’El Geneina et durant leur fuite vers le Tchad. Ils et elles disent aussi avoir été visé·e·s du fait de leur appartenance ethnique Masalit. Plusieurs témoignages font écho à des menaces similaires de quitter la ville ou d’y laisser la vie et rapportent des attaques récurrentes dans des quartiers comme Al Madares, Al Jabal, Area 13 ou Al Jamarik, ainsi que la présence de snipers visant des civils qui s’aventuraient pour aller chercher de l’eau ou s’approvisionner.
Personne n'était autorisé à entrer ou à sortir. Les gens ont essayé d'obtenir de l'eau propre à partir de certains oueds et des sources d’eau naturelle, mais des snipers leur tiraient dessus. Au début, les groupes armés Masalit ont résisté, mais ils n'ont pas pu tenir.
D’autres patient·e·s rappellent que les violences basées sur l’appartenance ethnique se poursuivaient sur la route vers le Tchad jalonnée de nombreux checkpoints.
Sur la route du Tchad, nous avons été arrêtés à de nombreux checkpoints. Ils nous demandaient de quelle tribu nous étions, ils visaient les Masalit. Je suis de la tribu Al Fur et au checkpoint, on ne peut pas leur mentir parce qu'ils connaissent les Masalit d'après leur apparence. Je les ai vus dire aux Masalit de sortir des voitures et je ne sais pas ce qui leur est arrivé parce que nous sommes repartis.
Plusieurs éléments semblent avoir poussé une grande partie de la population Masalit d’El Geneina à tenter de fuir vers le Tchad à la mi-juin après plusieurs semaines d’affrontements et de violences : le meurtre du gouverneur Khamis Abakar, les menaces qui s’intensifiaient, ainsi qu’une tentative de rejoindre un camp de l’armée soudanaise à Ardamatta à l’est de la ville qui aurait tourné au bain au sang.
Seule échappatoire, la route vers le Tchad n’en restait pas moins extrêmement dangereuse. Les patient·e·s nous ont expliqué avoir recouru à divers moyens pour la parcourir : à pied, en convois, à bord de véhicule dont les chauffeurs pouvaient garantir le passage contre d’importantes sommes d’argent. En plus du risque d’être dépouillé·e·s, agressé·e·s, violé·e·s ou tué·e·s lors des checkpoints, de nombreux·euses patient·e·s rapportent que des hommes armés tiraient sur les gens en fuite. La ville de Shukri revient dans plusieurs récits comme l’une des étapes les plus dangereuses de la route.
Les femmes et les enfants se sont rassemblé·e·s dans le quartier d'Al Jamarik à 4 heures du matin. Notre plan consistait à commencer à marcher vers l'ouest pour fuir vers le Tchad. Les hommes nous ont rejoints - certains d'entre eux avaient des armes et des voitures pour défendre les gens le long du chemin. Nous avons été attaqué·e·s alors que nous traversions une ville appelée Shukri. Beaucoup ont été tué·e·s par les habitant·e·s. Mes ami·e·s tombaient comme des mouches, c'était la panique totale. Celles et ceux qui ne sont pas mort·e·s là-bas, c'est parce qu'ils et elles étaient plus loin des tireurs ou que d'autres personnes devant elles et eux ont pris les balles. C'est la seule raison pour laquelle certain·e·s d’entre nous avons survécu.
Une crise humanitaire d’ampleur
Aujourd’hui, il reste environ 200 blessé·e·s hospitalisé·e·s à Adré. Certain·e·s auront besoin d’un suivi médical, et notamment en physiothérapie, encore long pour se rétablir. Pour améliorer les capacités de prise en charge et la qualité des soins, MSF a déployé fin juin son hôpital gonflable comprenant une salle de stérilisation, de radiographie, et deux blocs opératoires.
Avec la vague de blessé·e·s à Adré, sont arrivés également de nouveaux réfugié·e·s en provenance d’El Geneina. Environ 130 000, principalement des femmes et des enfants, ont été accueilli·e·s en ville au cours des dernières semaines selon le Haut-Commissariat aux réfugié·e·s (HCR). Cet accroissement soudain de la population génère des besoins humanitaires importants dans tous les domaines : soins médicaux, abris, aide alimentaire, eau et assainissement, dans un contexte déjà difficile pour les populations locales.
L’unité pédiatrique était initialement conçue pour hospitaliser entre 35 et 50 enfants, et avec l’arrivée des réfugié·e·s, nous y soignons aujourd’hui entre 200 et 250 enfants. 80 % souffrent de malnutrition aiguë sévère avec des complications. Aujourd’hui, l’une des priorités doit être d’élargir l’offre de soins pédiatriques et nutritionnels au niveau des centres de santé et des sites de réfugié·e·s pour soigner les enfants plus tôt, avant que leur état ne s’aggrave
Les autorités et le HCR estiment à 260 000 le nombre de nouveaux·elles réfugié·e·s soudanais·e·s dans l’est tchadien à la mi-juillet.
Les sites de transit se multiplient, de nouveaux camps sont en train d’être établis, comme à Arkoum où les équipes MSF fournissent des soins médicaux, tandis qu’environ 400 000 réfugié·e·s soudanais sont déjà présents au Tchad après avoir fui leur pays au cours des vingt dernières années. Il faudra assurer dans la durée une aide humanitaire majeure pour accompagner les plus vulnérables, qu’iels soient tchadien·ne·s ou réfugié·e·s, et répondre aux ondes de choc du conflit soudanais dans un territoire déjà marqué par l’insécurité alimentaire, le manque d’accès à l’eau et aux soins.
© MSF/Mohammad Ghannam