Christopher Lockyear, secrétaire général de Médecins Sans Frontières, s'adresse au Conseil de Sécurité à propos de la situation humanitaire au Soudan.

« Catastrophe », « guerre contre la population » : MSF s’adresse au Conseil de sécurité de l’ONU à propos du Soudan

Christopher Lockyear, secrétaire général de Médecins Sans Frontières (MSF), est intervenu jeudi 13 mars 2025 au Conseil de sécurité des Nations unies, à New-York, afin d’alerter sur la catastrophe humanitaire causée par la guerre au Soudan. Retrouvez ci-dessous l'intégralité de son allocution.

Madame la Présidente, Excellences, chers collègues,

Depuis deux ans, le Soudan est le théâtre d’une violence implacable. Deux années de destruction, de déplacements et de morts.

Des millions de personnes ont été arrachées à leur terre natale. Des dizaines de milliers de personnes tuées. La famine progresse

Deux années de souffrances, mais aussi deux années d'indifférence et d'inaction.

Madame la Présidente,

La guerre au Soudan est une guerre contre la population - cette réalité est de plus en plus évidente chaque jour.

Non seulement les Forces de soutien rapide, les Forces armées soudanaises et les autres parties au conflit ne protègent pas les civils, elles contribuent activement à aggraver leurs souffrances.

Les Forces armées soudanaises ont bombardé à plusieurs reprises et sans discrimination des zones densément peuplées. Les Forces de soutien rapide et les milices alliées se sont livrées à une campagne de brutalité, marquée par des violences sexuelles systématiques, des enlèvements, des massacres, le pillage de l'aide humanitaire et l'occupation d'installations médicales. Les deux camps ont assiégé des villes, détruit des infrastructures civiles vitales et bloqué l'aide humanitaire.

Il y a six semaines, j'étais dans l'État de Khartoum. Je me suis rendu à l'hôpital al-Nao d'Omdurman, soutenu par MSF, juste après le bombardement du marché de Sabreen par les Forces de soutien rapide.            

À l'hôpital, affluaient les rescapés d’un véritable carnage : des patients souffrant de blessures catastrophiques envahissaient tous les coins de la salle d'urgence. J'ai vu la vie d'hommes, de femmes et d'enfants s’effondrer sous mes yeux. Al-Nao est l'un des rares hôpitaux encore opérationnels dans la région, et il a subi de multiples attaques au cours des deux dernières années.

La même semaine, les Forces armées soudanaises ont bombardé une usine d'huile d'arachide et des quartiers résidentiels à Nyala, dans le sud du Darfour, submergeant de victimes l'hôpital soutenu par MSF. 

Pendant ce temps, les Forces de soutien rapide menaient une attaque à l’intérieur du camp de Zamzam, au Darfour du Nord, après des mois de siège et de famine. L'hôpital de campagne que MSF soutient là-bas, conçu pour les soins pédiatriques et maternels - et non pour la chirurgie de guerre - a reçu 139 patients blessés avant que les attaques ne nous obligent à suspendre toutes nos activités, laissant derrière nous une population assiégée et affamée.

Mais ce ne sont là que les derniers exemples de la manière dont cette guerre est menée.

Dès le début, la population a été attaquée de façon impitoyable. Dans le Darfour-Occidental, la violence a atteint des niveaux inimaginables, culminant avec le massacre d’une communauté entière entre juin et décembre 2023. Nos équipes au Tchad ont soigné plus de 800 blessés en seulement trois jours, alors que des milliers de civils Masalit fuyaient El Geneina après la prise de la ville par les Forces de soutien rapide. Les survivants nous ont expliqué comment le simple fait d'appartenir à la communauté Masalit était devenu une condamnation à mort.

Au Darfour du Sud, tout au long de l'année 2024, nos équipes ont prodigué des soins à 385 victimes de violences sexuelles. La grande majorité d'entre elles avaient été violées, souvent par des hommes armés. Certaines d’entre elles avaient moins de cinq ans. Près de la moitié de ces personnes ont été agressées alors qu'elles travaillaient dans les champs. Les femmes et les filles ne sont pas seulement livrées à elles-mêmes, elles sont brutalement prises pour cible.

Madame la Présidente,

MSF gère des programmes médicaux dans plus de 22 hôpitaux et 42 centres de santé dans 11 des 18 États du Soudan. À Khartoum, au Kordofan du Sud, au Darfour et à Gedaref - dans la plupart de nos projets - la malnutrition sévère atteint des niveaux critiques. Nos centres de prise en charge nutritionnelle thérapeutique ont été sollicités au-delà de leur capacité. Parallèlement, nous constatons une recrudescence des maladies évitables par la vaccination, notamment la rougeole, le choléra et la diphtérie.

La violence exercée contre les civils accroît les besoins humanitaires. Il ne s'agit pas d'une conséquence indirecte du conflit, mais d'un élément central dans la conduite de la guerre au Soudan, une guerre alimentée de l'extérieur.

Ses effets dévastateurs sont aggravés par les entraves à l'accès humanitaire, délibérément imposées ou causées par la paralysie bureaucratique, l'insécurité ou l'effondrement des mécanismes de gouvernance et de coordination.

Nous avons constaté des progrès sur certains aspects : l'accès transfrontalier au Darfour par Adré, l'amélioration du traitement des visas pour le personnel international, l'ouverture de pistes d'atterrissage spécifiques pour les vols humanitaires à Dongola et à Kassala.

Toutefois, ces progrès restent dérisoires par rapport à l'ampleur écrasante des besoins.

Malgré l'urgence évidente de la situation, l'acheminement de l'aide humanitaire au Soudan, déjà extraordinairement complexe, demeure dans certains cas délibérément entravé.

Il est toujours difficile d'obtenir des permis de circulation, de négocier des autorisations pour se déplacer des deux côtés des lignes de front et, malgré des accords préalables, la mise en place au Darfour de plateformes humanitaires des Nations unies reste au point mort.

Dans les zones qu’ils contrôlent, les Forces de soutien rapide et leurs affiliés ont arbitrairement retardé les convois d'aide - parfois pendant des semaines - et imposé des péages et des taxes scandaleuses. Le transport de 60 tonnes d'aide humanitaire de N'Djamena, au Tchad, à Tawila, au Darfour du Nord, coûte la somme astronomique de 18 000 dollars, dont plus d'un tiers doit être payé sur la route. Par l'intermédiaire de l'Agence soudanaise pour les secours et les opérations humanitaires (SARHO), les Forces de soutien rapide imposent des obstacles bureaucratiques dissuasifs.

Les organisations humanitaires qui tentent de fournir de l'aide dans les zones contrôlées par les Forces de soutien rapide sont confrontées à un choix impossible : se conformer aux exigences de la SARHO pour officialiser leur présence et risquer d'être expulsées par les autorités de Port-Soudan, ou refuser et voir leurs opérations interrompues. Dans les deux cas, une aide vitale est en jeu.

La souveraineté ne peut pas continuer à être revendiquée comme une arme pour restreindre l'acheminement de l'aide.

L'aide humanitaire et les organisations qui la fournissent ne peuvent continuer à être exploitées par les parties au conflit au service de leur quête de légitimité. 

Madame la Présidente,

Malgré le courage et le dévouement des travailleurs humanitaires locaux et internationaux, leur action reste insuffisante. Le dispositif actuel est enlisé dans des calculs tactiques, nous contraignant à passer notre temps à négocier des dérogations pour délivrer de l’aide, alors qu’il devrait faciliter une réponse à la hauteur des besoins. Par exemple, le point de passage d'Adré est ouvert à la circulation transfrontalière des fournitures humanitaires depuis six mois, mais seulement 1 100 camions ont atteint le Darfour, soit une moyenne de six camions par jour pour l'ensemble de la région. Selon nos estimations, il faudrait 13 camions par jour pour répondre aux besoins nutritionnels du seul camp de Zamzam.

Un autre exemple est le pont de Mornei, un point de passage vital pour l'aide acheminée du Darfour occidental vers le Darfour central et le Darfour du Sud. Ce pont s'est effondré en août 2024. 217 jours plus tard, il n'a toujours pas été réparé, ce qui aggrave les difficultés d’accès à l'aide pour des millions de personnes.

Comment se fait-il que des obstacles aussi manifestes à l'aide humanitaire ne trouvent aucune solution depuis des mois ?

Madame la Présidente,

Ce Conseil a appelé à plusieurs reprises à la fin du conflit, au respect du droit humanitaire international, à la protection des civils et à l'acheminement sans entrave de l'aide humanitaire.

Pourtant, vos appels sont restés sans effet.

Pendant que des vœux pieux sont formulés dans cette enceinte, les civils restent invisibles, dépourvus de protection, bombardés, assiégés, violés, déplacés, privés de nourriture, de soins médicaux et de dignité.

La réponse humanitaire s'essouffle, paralysée par la bureaucratie, l'insécurité, l'hésitation et par ce qui menace de devenir le plus grand abandon de l'histoire de l'aide humanitaire.

Pour mes collègues à Khartoum, à Tawila, à Nyala, pour nos patients au Soudan, l'incapacité de ce Conseil à traduire ses propres exigences en actions équivaut à les abandonner à la violence et aux privations.

Madame la Présidente,

La déclaration d'engagement de Jeddah pour la protection des civils au Soudan, souvent invoquée par ce Conseil, aurait dû marquer un tournant.

Pourtant, en l'absence de suivi, de contrôle et de volonté politique, cet accord se résume à un bouclier rhétorique, invoqué pour exprimer une inquiétude tout en dispensant ceux qui ont des responsabilités et de l'influence de prendre des mesures concrètes.

Aujourd'hui, nous avons besoin d'un nouveau pacte, fondé sur un engagement commun en faveur de la protection des civils. Ce pacte doit garantir aux organisations humanitaires l'espace opérationnel dont elles ont besoin, imposer un moratoire sur toutes les restrictions à l'aide humanitaire et veiller à ce que l’aide reste indépendante de toute ingérence politique. Le système actuel de contrôle doit être remplacé par un dispositif qui garantisse la survie et la dignité du peuple soudanais.

Un tel pacte nécessite à la fois une volonté politique et un engagement à même d'amener les belligérants à s'aligner sur les impératifs humanitaires. Il doit faire l'objet d'un suivi indépendant et être soutenu par un mécanisme de contrôle solide qui veille à ce que toutes les parties au conflit respectent leurs engagements.

Toutefois, même l'accord le plus solide échouera sans l'engagement total des bailleurs de fonds et une approche plus volontariste de la part du Secrétariat de l'ONU. Nous demandons aux États membres de soutenir la réponse par un financement accru et durable ; au Secrétaire général des Nations unies de mandater le redéploiement complet des agences humanitaires de l'ONU au Darfour et dans l'ensemble du pays.

Madame la Présidente,

La saison des pluies approche à grands pas. La famine va s'aggraver.

La crise au Soudan exige une rupture fondamentale avec les approches qui ont jusque-là échoué. Des millions de vies en dépendent.