Eswatini : répondre au Covid-19 dans un pays qui lutte déjà contre une double épidémie de VIH et de tuberculose
© MSF/Jakub Hein
Eswatini10 min
L’Eswatini a le plus haut pourcentage de personnes vivant avec le VIH au monde. Près d'un tiers des adultes sont séropositifs. Le pays est également gravement touché par une épidémie de tuberculose (TB) et environ 70 % de tous les patients tuberculeux sont co-infectés par le VIH.
Parallèlement, le premier patient confirmé atteint de Covid-19 a été diagnostiqué en Eswatini le 14 mars, depuis lors, le nombre de patients atteints de Covid-19 a augmenté chaque jour.
Bien que l'impact du Covid-19 sur les personnes vivant avec le VIH reste incertain, on sait que les patients souffrant de maladies chroniques existantes et dont le système immunitaire est affaibli sont plus à risque. La tuberculose est une maladie qui attaque les poumons, comme le Covid-19, et il est donc probable que les patients atteints de tuberculose souffriront de formes plus graves et de complications plus sévères s'ils sont infectés.
Médecins Sans Frontières (MSF) lutte contre la double épidémie de VIH et de tuberculose en Eswatini depuis 2007. Le Dr Bernhard Kerschberger, chef de mission MSF en Eswatini, décrit les défis auxquels son équipe est confrontée dans la lutte contre le Covid-19 dans un contexte où les taux de VIH et de tuberculose sont élevés, et comment l'adaptation des soins des patients est importante pour réduire le risque d'exposition des personnes les plus vulnérables.
Les personnes atteintes du VIH et de la tuberculose sont-elles plus exposées au risque de Covid-19 ?
Notre compréhension du virus et de la maladie est encore en évolution. À l'heure actuelle, il n'y a pas suffisamment de preuves pour déterminer si le Covid-19 affectera différemment les patients séropositifs stables dont le système immunitaire est affaibli. Cependant, les personnes vivant avec un VIH de stade avancé, qui ont un faible taux de CD4 (cellules combattant l'infection) et une charge virale élevée, ou qui ne suivent pas de traitement antirétroviral (ARV) sont probablement plus exposées au risque d'infection en général et doivent faire preuve de prudence pour éviter de contracter le virus.
Nous n'avons pas encore beaucoup de recul sur le traitement des infections de Covid-19 chez les patients tuberculeux, mais il est très probable que les personnes atteintes à la fois de tuberculose et de Covid-19 soient plus à risque et que les résultats du traitement soient moins bons (en raison des lésions pulmonaires).
Il est important que les personnes atteintes de tuberculose, d'une charge virale élevée de VIH ou d'autres co-infections fassent tout ce qu'elles peuvent pour éviter de contracter le Covid-19. Nous nous efforçons de réduire l'exposition des patients vulnérables en modifiant la manière dont nous les soignons, ce que nous appelons nos « modèles de soins ».
Comment MSF va-t-elle adapter les soins dispensés aux patients atteints du VIH et de la tuberculose ?
Nous modifions nos modèles de soins. En Eswatini, MSF travaille depuis des années avec des modèles de soins communautaires, afin d'offrir un meilleur accès aux traitements pour les patients des zones rurales. Aujourd'hui, pour réduire le risque de contacts pour les patients, nous rapprochons encore plus les soins de leur domicile, afin de limiter les visites dans les centres de santé et les déplacements inutiles en transports publics.
Parmi les patients les plus à risque, on trouve ceux qui souffrent de tuberculose multirésistante (TB-MR). Pour les protéger, nous avons commencé à utiliser une nouvelle technologie qui est le traitement assisté par vidéo. Cela signifie que les patients qui devaient être supervisés en personne par un membre de la communauté ou un soignant lorsqu'ils prenaient leurs médicaments (selon le protocole de traitement) se filment maintenant en train de prendre leurs médicaments avec un smartphone. Nous leur fournissons le téléphone qui est équipé d'une application sécurisée grâce à laquelle ils peuvent envoyer la vidéo à une infirmière. L'infirmière vérifie ensuite la vidéo et assure ainsi un suivi auprès du patient en cas de problème ou si la vidéo n'arrive pas. Nous traitons actuellement 40 patients atteints de TB-MR, dont la plupart utiliseront la vidéo.
Nous avons également mis en place une petite clinique mobile pour les patients atteints de TB-MR. L’équipe, composée d'un chauffeur et d'une infirmière, rend visite aux patients à leur domicile pour effectuer le suivi médical, et leur apporter de la nourriture et le renouvellement de leurs médicaments. Auparavant, les patients devaient aller chercher leur nourriture et leurs médicaments dans les centres de santé.
La plupart de nos patients séropositifs stables dont la charge virale est supprimée reçoivent désormais des doses d'ARV renouvelées tous les six mois, ce qui leur évite de se rendre au centre de santé tous les trente jours. Pour les patients atteints de tuberculose et d'autres maladies chroniques, nous leur fournissons des traitements pendant un à trois mois, en fonction de leur état de santé et de la disponibilité des médicaments. MSF propose désormais des séances de conseil et d'aide à la prise de traitement pour les patients ainsi que des consultations médicales par téléphone pour ceux qui en ont besoin. Le confinement partiel du pays mis en place par le gouvernement nous a obligés à interrompre nos activités de prévention, par exemple les activités de dépistage du VIH lors d'événements, sur les lieux de travail et lors de rassemblements communautaires. Nous nous concentrons plutôt sur l'éducation des personnes sur la manière d'utiliser les autotests de dépistage du VIH que nous distribuons.
Vous craignez une rupture des stocks de médicaments contre le VIH et la tuberculose dans le pays ?
Les patients atteints du VIH ou de la tuberculose ont besoin d'un stock plus important pour éviter les interruptions de traitement, car cela les exposerait davantage au Covid-19 s’ils devaient venir s’approvisionner plus souvent. Les autorités sanitaires et les professionnels de santé travaillent d'arrache-pied pour estimer les besoins afin d'éviter une rupture de stock. En définitive, il s'agit de trouver un équilibre entre les besoins et la disponibilité des médicaments et d'identifier les éventuelles lacunes. MSF comble certaines de ces carences, en fournissant des médicaments pour le traitement de la TB-MR et d'autres infections opportunistes. Toutefois, si le confinement se poursuit et que les restrictions internationales sur la circulation des marchandises restent en place, cela pourrait affecter l'approvisionnement en médicaments en provenance de l'étranger. De nombreux médicaments génériques proviennent d'Inde par exemple, cela serait extrêmement préoccupant et doit être évité à tout prix.
Le Covid-19 est-il susceptible d'avoir un impact sur l'épidémie de VIH et de TB ?
À ce stade de l'épidémie, il est trop tôt pour le dire, mais nous craignons certainement que toute diminution des soins dispensés ou de l’accès à une prise en charge n'entraîne une augmentation des maladies et des décès chez les patients atteints du VIH, de la tuberculose ou d'autres maladies chroniques. Elle pourrait également avoir des répercussions sur l'épidémie de VIH et de tuberculose à long terme. La bataille a été longue en Eswatini pour casser la courbe de transmission du VIH et dépasser l'objectif international 90-90-90 (où au moins 90 % des personnes connaissent leur statut VIH, 90 % des personnes séropositives sont sous ARV et 90 % de celles-ci ont supprimé leur charge virale). Si les stratégies médicales qui ont permis cette évolution ne sont pas maintenues, il est fort possible que ces progrès soient réduits à néant. Il est donc important que les services de base de prévention, de dépistage et de traitement soient préservés pour que les personnes qui doivent se faire dépister et accéder aux soins puissent le faire.
Le nombre de patients qui ont commencé un traitement contre le VIH dans les structures soutenues par MSF a diminué de 64 % (de 44 à 16) en avril, par rapport au même mois l'année dernière. C'est le nombre mensuel le plus bas enregistré au cours des quatre dernières années. Comme nous avons dû réduire nos activités dans la communauté en raison des mesures de confinement, nous avons distribué 46 % de kits d'autotest du VIH de moins en avril (162 contre 298) par rapport à l'année dernière.
A court terme, nous ne savons pas quel impact cela aura, mais à long terme, cela pourrait poser un problème réel et alarmant.
Quelles sont vos principales préoccupations concernant le Covid-19 et sa réponse en Eswatini ?
L'impact potentiel du Covid-19 sur le système de santé en Eswatini est une préoccupation majeure ici, comme partout ailleurs dans le monde. Nous voyons de nombreux pays dotés de systèmes de santé avancés qui ont du mal à faire face et qui n'ont pas d'épidémie de VIH et de TB à gérer en même temps.
Les impacts indirects du Covid-19, en particulier les conséquences socio-économiques, constituent une autre source d'inquiétude. La plupart des gens ici sont assez pauvres et vivent dans des zones rurales. C'est l'une des raisons pour lesquelles le taux de tuberculose est si élevé, car il touche de manière disproportionnée les personnes les plus pauvres, contraintes de vivre dans des foyers surpeuplés et mal ventilés. La gestion quotidienne de maladies comme le VIH et la tuberculose est déjà difficile et les restrictions mises en place pour réduire la propagation du Covid-19 rendront la vie des patients encore plus compliquée. Pour de nombreuses personnes, le coronavirus ne fait qu'aggraver la situation. Certains patients nous disent déjà qu'ils n'ont pas assez de nourriture ou qu'ils n'ont pas les moyens de payer l'eau ou l'électricité.
Quels sont les principaux défis ?
Trouver une stratégie de réponse au Covid-19 qui n'ait pas d'impact sur le système de santé à long terme est certainement le défi majeur. Il n'est pas toujours possible de transposer les stratégies mises en place par de nombreux pays occidentaux ou asiatiques. La situation est différente en Eswatini et pour de nombreux pays africains, où quantité de personnes vulnérables comptent sur les salaires journaliers, ce qui signifie que les mesures de distanciation sociale et les restrictions de mouvement rendent la vie des gens plus difficile.
Il sera également difficile de maintenir l'accès aux soins de santé. Les traitements chroniques et les soins d'urgence ont déjà été touchés par la réponse. La capacité d’accueil en hôpital est mise à rude épreuve car le nombre de nouveaux patients atteints de Covid-19 augmente chaque jour.
La stigmatisation et la peur compliquent également la réponse à l’épidémie. Dans certains cas, les agents de santé ne se seraient pas occupés des patients par crainte de contracter le virus. Il est compréhensible que le personnel médical ait peur quand il ne dispose pas d'un équipement de protection individuelle suffisant et de matériel et ressources nécessaires pour soigner les personnes en toute sécurité. Ces pénuries sont les mêmes partout dans le monde, mais si c'est une course pour obtenir ce qui est nécessaire, les moins chanceux – les patients les plus vulnérables – risquent d'être laissés pour compte.
Qu'aimeriez-vous qu’il se passe ?
Les autorités sanitaires eswatiniennes ont rapidement mis en place des mesures visant à réduire le risque d'infection pour les personnes vulnérables. En parallèle, les hôpitaux et le personnel de santé se préparent à l’épidémie et des moyens nécessaires sont investis pour pouvoir accueillir les patients suspectés de Covid-19 qui se présentent dans les structures de santé. Les différents professionnels de santé sont prêts à soutenir la réponse au Covid-19, et si la réponse est bien coordonnée, toute lacune peut être rapidement identifiée et comblée.
Il est important de prendre en compte les besoins particuliers de ces personnes afin de s'assurer qu'il y ait le moins d'impact négatif possible sur leur santé, sur leur capacité à fournir des soins et pour que le pays puisse conserver les avancées obtenues en matière de lutte contre la double épidémie de VIH et de tuberculose.
© MSF/Jakub Hein